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l’association médicale

LES PETITS HOMMES DE LA PINÈDE

Par le Dr Octave BÉLIARD
(Suite)[1]
CHAPITRE vii
L’hiver.

Du jour où le maître de Capdefou m’eut confié sa pensée et concédé des droits sur sa terre, il manifesta nettement par son attitude qu’il entendait résigner peu à peu entre mes mains tous les soucis du gouvernement. Il en fut de lui comme de ces magistrats arrivés à l’âge de la retraite, qui épuisent les restes d’un zèle consciencieux à éclairer leurs successeurs sur la complexité des affaires en cours mais non sans marquer par un certain air de détachement que leur responsabilité en devient d’heure en heure plus légère. Il gagnait en bonhomie ce qu’il perdait en majesté, visiblement soulagé du fardeau dont il avait chargé mes épaules et réservant les froncements olympiens de ses sourcils pour les circonstances où ma jeune inexpérience l’obligerait à intervenir. Ainsi que le veut ordinairement la nature, les misères de l’âge croulèrent brusquement sur lui, vers cette fin d’automne, n’étant plus retenues par l’énergie active qui leur avait si longtemps opposé une digue. Et je pris plus d’indépendance à mesure que la vieillesse l’accablait de ses incommodités.

C’est alors que lentement, et non sans prudence, je m’avançai dans l’intimité des Petits Hommes de la Pinède.

Mes incursions furent d’abord exclusivement nocturnes. Je gardais une certaine crainte d’être aperçu sans utilité et commençai par explorer les marges du domaine sans y pénétrer tout à coup. Chaque nuit je poussais plus avant, mais méthodiquement, après avoir sondé le terrain mètre par mètre, noté les choses curieuses que j’y découvrais à la clarté lunaire et les fourrés propres à me servir de refuge en cas de surprise.

Peu à peu, j’eus ainsi une suffisante idée de ce petit monde et cela sans trop le troubler. À plusieurs reprises, il m’arriva de saisir des bruits de fuite, sans que l’obscurité me permît de les attribuer soit à des hommes, soit à ces animaux qui sortent la nuit. Il est infiniment probable que mes promenades eurent des témoins et tout à fait certain qu’on reconnut les traces de mes pas ; mais je pense que ces indices, par peur ou par respect, décidèrent les Nains à s’enclore plus hermétiquement dans leurs maisons, depuis le crépuscule jusqu’à l’aube, pour éviter une rencontre.

Tandis qu’ils avaient ainsi tout le loisir de s’habituer à moi, je me prenais d’admiration pour leur industrie à l’aspect des jolis villages dont j’osais m’approcher, des ateliers muets dans lesquels je promenais la lueur vacillante d’une allumette en m’aplatissant contre la terre pour regarder de près de petites merveilles de mécanique qui eussent tenu dans le creux de ma main. Il y avait des forges où l’on fondait et martelait d’infimes parcelles métalliques arrachées à des cailloux, des métiers à tisser de délicates fibres végétales ou des poils d’animaux, des moulins-joujoux adaptés à écraser les graines alimentaires, à extraire les huiles et les jus des fruits, à fouler de cotonneux duvets. D’autres machines me parurent fabriquer de la pâte à papier, et je ne parle pas d’une foule d’engins dont les usages me sont restés inconnus. La force motrice était empruntée au vent, à l’eau, à la vapeur, voire à de petits rongeurs domestiqués tournant dans des cages circulaires, autant du moins qu’il m’était permis de le penser devant ces ateliers au repos ! Je trouvai près des fermes disséminées dans la campagne, des réduits pleins d’animalcules d’espèces communes, notamment les Annelés et les Insectes que, sauf les abeilles et les vers à soie, nous ne savons pas utiliser pour nos besoins, et dont les Petits Hommes faisaient judicieusement l’élevage pour en tirer soit de la nourriture, soit des matières tinctoriales ou tout autre chose.

Je comprenais maintenant comment ce peuple parvenait à se procurer des moyens d’existence dans un clos à la vérité très étendu, mais néanmoins trop limité eu égard à la multitude de ses habitants. Nous autres, nous voyons les choses de trop haut pour ne pas ignorer la plus grande partie des ressources qu’elles renferment. Notre terre est si grande que nous sommes très loin d’en avoir inventorié toutes les richesses et, prodigues de ses dons, nous dédaignons les miettes. Il faut avouer d’ailleurs que pour des êtres de notre taille, certaines économies sont tout à fait

  1. Voir l’Association Médicale, nos 6, 7, 8, 9, 10, 11 et 12.