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l’association médicale

surtout avec certitude, c’est que mon règne serait fini. Oh ! je n’envisage pas une blessure d’orgueil. Mais je serais, cessant d’être aveuglément honoré, l’oppresseur atavique et détestable, celui qui, rétrospectivement, après la liberté et la vérité conquises, paraîtrait — à très bon droit du reste — y avoir toujours fait opposition, avoir imposé la prison et le mensonge, cette autre prison ; au demeurant, un géant, mais un homme vulnérable et tout semblable aux autres, solitaire donc plus faible que tous. Voilà ce que les homoncules apprendront rien qu’en sautant le Mur et en poussant le regard jusqu’à l’horizon. Et juste au moment où mon autorité importerait au salut du monde comme un frein nécessaire, ma création s’en libérera rageusement pour se précipiter, immorale et formidable, sur la terre immense. Vous entendez bien, mon ami, que vous et moi serons les premières victimes de cette révolution et que notre sort est inéluctable. Le Dieu qui cesse d’être Dieu devient l’obstacle qu’on brise.

— Que concluez-vous alors ?

Le vieillard me saisit le bras qu’il serra convulsivement et, les yeux dans mes yeux :

— Ni demain, ni jamais les Petits Hommes ne doivent franchir le Mur. Il ne le faut pas ! dit-il d’une voix basse et passionnée.

— Mais vous venez de démontrer que cet événement est une nécessité de l’avenir…

Il ne le faut pas, répéta Dofre avec insistance, comme s’il voulait que je devinasse une pensée qu’il taisait.

Je cachai ma gêne sous une interrogation ironique.

— Le Dieu méditerait-il un nouveau Déluge ? Rêverait-il de lancer la nuée ardente qui consuma la Pentapole ?

La gravité avec laquelle Dofre accueillit cette plaisanterie un peu forcée me fit mal. Un froid silence tomba.

— Je ne crois pas, dit-il enfin, que nous soyons acculés à ces moyens extrêmes. L’homme suffit généralement à se détruire, pour peu qu’on veuille l’y encourager. Il y est même naturellement enclin. Ce que serait aujourd’hui la population de mon domaine confondrait le calcul si, s’ajoutant aux multiples causes de mort naturelle, les dissensions et les carnages n’avaient constamment travaillé à la réduire. L’excédent des naissances sur les morts reste suffisamment effrayant.

« J’ai songé qu’une bonne politique de divisions, délibérément poursuivie et intensifiée par nos soins, serait un préventif énergique contre tous nos maux. Un jardinier n’hésite pas à éclaircir les semis poussés trop denses. Coupons, sarclons, déracinons ; il en est peut-être temps encore. Appelons la guerre à notre secours, et qu’elle fasse de bonne besogne ; que le sang des jeunes hommes aille grossir les ruisseaux et que la terreur tarisse pour une génération le sein des femmes ! Que les peuples raréfiés reculent vers le temps de leur faiblesse originelle ! Ah ! la guerre, mon ami, quelle chose divine et mystérieuse ! Les créatures ensanglantées s’accusent mutuellement du fléau dont elles souffrent ; les mystiques y voient un châtiment du ciel ; les plus intelligents s’avouent confondus et murmurent vaguement contre un je ne sais quoi d’imprécis qu’ils nomment Fatalité. Et la vraie cause, inconnue de tous…

— C’est que ?

— … les dieux ont peur !

— Ah ! Monsieur, m’écriai-je avec colère, reprenez votre donation. Se pourrait-il que je fusse complice de vos horribles desseins ? Je partirai.

— Et vous vous laverez les mains, n’est-ce pas ? Enfant qui ne parvenez pas encore à réaliser votre divinité ! Supposez Dieu existant réellement au fond des Cieux alors quvil n’est peut-être qu’une fiction nécessaire au langage. Voyez-vous qu’il intervienne pour empêcher les fleuves de déborder, la terre de trembler, les volcans de vomir la flamme, les gros poissons de dévo-