Page:Octave Béliard Les Petits Hommes de la pinède, 1927.djvu/51

Cette page n’a pas encore été corrigée
396
l’association médicale

de la noblesse humaine, la générosité, la justice, l’amour du beau, en un mot la civilisation. Il y faut une culture plus de vingt fois séculaire sans en rabattre d’une saison. Pensez-vous que nous-mêmes, dont les traditions se perdent dans la nuit des temps, nous ayons dépassé le balbutiement de cette langue d’amour universel ? Si l’homme m’a paru insupportable, c’est justement qu’il s’en faut encore de milliers de siècles de méditation et de souffrance pour qu’il soit le vrai Homme dont j’oppose à son imperfection le type idéal.

« Quoi qu’il en soit, la lutte de la Pinède et du Monde sera l’inégal et horrible combat de nos frères contre des Nains industrieux et brutaux, imposant par la force d’effarantes machines la morale élémentaire des Vandales et des Huns. Il y a eu dans l’Histoire, ajouta le Docteur, des régressions analogues à celles qui se produira fatalement par la victoire de ces Barbares, mais elles n’en peuvent donner une idée même approximative. C’est tout un passé qui se perdra : celui dont nous aurons été… Et je ne puis plus accepter cette perspective.

— Un mal qu’on prévoit de si loin est sans doute évitable.

— Je n’ai pas manqué d’y songer, et c’est l’explication de mon attitude à votre égard. Voici comment la question se pose. À l’heure actuelle, les Petits Hommes ne contestent en aucune façon mon autorité placée bien au dessus de leurs discordes et vénérée de tous les partis. Mais je ne les liens que par un fil : le dogme de l’intangibilité de la Muraille. Un jour ou l’autre, le fil sera rompu et, s’il y a quelque chose de surprenant en même temps qu’instructif pour un moraliste, c’est qu’il ne l’ait pas été déjà. Vous voyez ici l’empire des traditions ! La première idée que les pères donnent aux fils à l’heure où s’ouvre leur intelligence, c’est que le Mur de l’enclos est infranchissable et qu’il n’y a rien au-delà, que l’effroi, la torture et la mort. Et la force de cette impression, la première reçue, est telle que jamais personne n’osa jeter un regard sur le dehors ; les colonies humaines ne s’approchent même pas de l’enceinte ; on n’en parle qu’avec terreur. Le bruit de la mer et le silence de la plaine contribuent à perpétuer cette crainte salutaire : c’est comme si Béhémoth aux aguets et Léviathan furieux gardaient les issues de l’enclos où ces petits êtres sont, tout bien pesé, mes prisonniers.

« Je puis tout sur eux si le dogme tient bon… Mais il est impossible qu’il tienne indéfiniment, il est impossible qu’il ne tombe pas ; sa ruine menace : c’est une question de temps, peut-être de jours, peut-être d’heures. Si la curiosité qui est le grand moteur de l’humanité pensante n’inspirait pas à mes sujets l’audace des profitables évasions, la faim qui est le grand moteur de l’animalité y suffirait bientôt. L’espace devient trop étroit pour le nombre croissant des bouches affamées. Il est de toute nécessité que le Mur soit franchi par des hordes dont les entrailles douloureuses parleront plus haut que les cerveaux apeurés. Le besoin est le grand tueur de dogmes.

— Oui. Tout cela est logique. Mais, ce jour que vous redoutez, ne siérait-il pas de le hâter, d’en favoriser la venue avant que le peuple de la Pinède se soit accru au point de donner du trouble au monde ? Assez forts pour vous échapper, les Nains seraient encore trop faibles pour la lutte ; ils seraient ailleurs vaincus et captés aussitôt, alors que la temporisation…

— Je n’en sais rien, interrompit Dofre en levant les bras d’un air de fatigue. Le profil que l’univers tirerait d’une telle abdication ne me paraît pas assez sûr pour que je m’y résolve, ne possédant pas d’ailleurs la vertu de renoncement. Libres, mes créatures ne s’éloigneraient sans doute de la forêt natale qu’autant que le voudrait la nécessité. Elles resteraient groupées, inquiétantes, sur la lande, et leurs audaces progressives comme leurs forces ne deviendraient conquérantes, n’éveilleraient les résistances qu’avec mesure. Je ne sais pas… Je sais que j’aurai ouvert l’antre des vents et des tempêtes, sans prudence. Et ce que je sais