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l’association médicale

sent que l’on va être forcé de tout lâcher et qu’un monstre terrible, une énorme force aveugle sera déchaînée sur le monde, en vertu de sa loi propre que tu n’as pas édictée et qui se rit de ta volonté, pauvre caricature de dieu, misérable et présomptueux Phaéton !

— Je ne vois pas…

— Vous ne voyez pas que le peuple de la Pinède va se multipliant avec une effrayante vitesse et que son progrès dévore les étapes ? Vous ne voyez pas que le couple unique jeté dans cet enclos a engendré — en si peu d’années ! — des multitudes ? Que par une accélération régulière les générations seront de plus en plus fécoudes ? que vous-même à qui je parle, dénombrant ces Myrmidons, pourrez déjà les trouver un jour plus nombreux que les hommes qui sont vos frères et qui, tout compte fait, ne sont pas trois milliards sur toute la surface du globe ? Et j’abuse du langage, car vous ne ferez pas ce dénombrement : il y aura beau temps que vos sujets se seront échappés de vos lois, qu’ils auront roulé sur l’univers, comme une marée d’équinoxe sur une plage de sable, leurs flots vermineux ; il y aura beau temps qu’ils auront commencé de tout noyer, de tout détruire, d’effacer même de la terre la trace peineuse et sublime de cette race légitime d’Adam dont le cheminement lent et sûr se dessine mélodiquement sur l’andante universel ! Comment ? vous souriez ?

— C’est que je rêve. Je ne réalise pas aisément l’énormité de ce que vous me dites, quelque habitude que j’aie prise ici de l’invraisemblable. Je vois ce petit coin de terre d’une part, et, de l’autre l’immensité de la planète. Que ceci menace cela, voilà ce qui est incroyable.

— Et pourtant mathématique.

— Je veux l’admettre. Dans un siècle ou dans plusieurs, supposons que notre race soit vaincue par ces… diminutifs. Ce sont des Adamites aussi et, la taille n’y faisant rien, des hommes. Leur évolution suit les mêmes lois que la nôtre et c’est même à cause de cela qu’on est si puissamment intéressé à les observer ; mais elle est plus prompte et conduit plus vivement l’humanité à ses destinées. En les créant, vous n’avez point interrompu l’œuvre du compositeur divin, vous avez simplement pressé le mouvement de la mélodie, en sorte que l’andante devient allegro. Qu’importe qu’une race meure si l’on voit suivre le même chemin par une race plus active, par une race — ajouterai-je — qui vous porte gloire, parce qu’elle est née de vous et qu’elle a pour tradition religieuse votre pensée même !… Au surplus, je vous croyais l’ennemi de vos semblables…

— Je le fus. Un homme de pensée fait, durant sa vie, tout le tour de la pensée. Mais c’est un cercle, au bout duquel, ayant successivement tout affirmé et tout nié, le vieillard retrouve la force des arguments sentimentaux qui fondèrent ses premières conceptions d’enfant. Fatigue ? Renoncement ?… Illumination peut-être. L’errant a vu tomber une à une les fragiles constructions de son esprit et rester seules inébranlables les traditions intuitives à l’ombre desquelles toute la lignée s’abrita. Alors le voyage est fini ; il s’asseoit au vieux foyer millénaire et s’attendrit sur son sang. Je retrouve en moi un homme et c’est ce qui me torture, moi qui ai préparé plus de mal aux hommes que tous les tyrans ensemble. Je sens se plaindre en moi toute cette humanité contre laquelle j’ai lâché les Barbares.

— Les Barbares ?

— Eh ! oui. Les tribus de la Pinède sont barbares. Ne vous abusez pas sur la promptitude de leurs progrès dans un ordre tout matériel. À l’heure où je prévois qu’elles se rueront en conquérantes sur la terre, leurs inventions auront pris plusieurs siècles d’avance. Elles seront extraordinairement plus instruites et mieux armées que l’adversaire pour le carnage, la destruction et la mort. Mais s’il est possible à l’activité d’êtres intelligents d’accélérer considérablement l’étude des Sciences, la conscience des peuples demande infiniment plus de temps pour faire fleurir et pour faire mûrir ces fruits