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l’association médicale

incommodé tout autant qu’incommode, qui peut se croire indiscret et dont on ne satisfait pas la curiosité, après l’avoir allumée ? Qui suis-je pour cette humanité que je n’ai pas créée, que je ne guide point vers ses destinées, dont ma présence trouble la paisible évolution et qu’il ne m’est pas permis, sans catastrophe, d’observer à mon aise ? Je lui dois à moi-même et je vous dois peut-être, à vous, l’effort de l’oublier, de laisser à regret un fruit auquel j’avais mordu et qu’on écarle de mes lèvres alors que mon appétit s’éveillait ; de le laisser avant que le besoin n’en devienne irrésistible.

À mesure que je parlais, le Docteur, ponctuait mes phrases de légères inclinations de tête approbatives et, quand, j’eus fini, il parut, soulagé. Pour la première fois je le vis sourire avec bénignité.

— Mon enfant, dit-il, sont-ce bien là les raisons de votre départ et n’en est-il pas d’autres ?

— Aucune autre, je vous l’affirme.

— Vraiment ? Rien ni personne ne vous attire vers la société des hommes ?

— Je suis sans famille, j’ignore les faiblesses du cœur et le travail m’a toujours empêché d’entendre la voix de mes sens, j’ai vécu parmi mes instruments et mes livres. En venant ici, je n’ai fait que changer de solitude.

— Alors, si ce n’était ce que vous venez de me dire, il ne vous en coûterait pas de passer votre existence ici, près d’un vieillard qui n’a plus d’ailleurs que peu de temps à vivre ?

— Certes, il ne m’en coûterait rien et tout au contraire, j’accepterai avec élan une proposition de ce genre qui comblerait mes désirs. Mais…

— Laissons-là vos objections. Je sais le moyen de les résoudre. Et ne décidez pas. Je vous expliquerai… Soyez patient. Science et patience se valent et s’engendrent, ne le savez-vous pas ? Demain, quand je vous aurai parlé, vous agirez à votre volonté.

Le lendemain, à l’aube, quand je m’éveillai, je vis Dofre assis et méditant au pied de mon lit. Quelque mouvement que je fis attira son attention, et, me tendant une enveloppe :

— Voici, me dit-il, l’acte par lequel je vous constitue héritier du domaine et de son contenu. Ne protestez pas, ajouta-t-il comme j’esquissais un geste. Ne me dites rien ; c’est là une affaire entendue et pour laquelle vous ne me devez aucun remerciement. (Ce sont façons du monde qui n’ont pas cours ici). J’ai plus besoin de vous que vous de moi et il m’importe de vous attacher à mon œuvre.

Il retomba dans ses pensées avec un air d’accablement infini et murmura d’une voix lourde de conscience tourmentée :

— Il faut que vous compreniez tout… Je me repens d’avoir créé ! mon fardeau m’écrase.

— Vous repentir… vous ?

— Ah ! mon cher ami, ne m’interrompez pas. N’augmentez pas ma confusion. Je sais que je vous dois sembler illogique. On pense différemment, voyez-vous, suivant les âges, et si les arguments sociaux m’ont paru faibles alors que la vie coulait en moi comme un fleuve, ils reprennent avantage maintenant que l’existence m’est mesurée goutte à goutte. Oui, je vous étonne : ce n’est point sous ce jour que je me présentai à vous. On joue encore aux autres la comédie de la force et du cynisme longtemps après qu’on a renoncé à se la jouer à soi-même. L’amour-propre oblige à garder le masque de ce que l’on était : on a la vanité de son rôle. Si je vous parle différemment aujourd’hui, c’est que vous étiez mon invité et que vous êtes mon témoin. La vérité, c’est que l’ivresse de la puissance s’est dissipée et que la terreur des responsabilités commence. Et quelles responsabilités, celles de l’homme qui s’est fait Dieu ! Eh ! oui, on a construit une merveilleuse machine et l’on s’est cru grand durant le temps que le levier obéissait à la main. Mais le mouvement se précipite, les rouages s’affolent, la vitesse de l’engin devient effrayante, des étincelles jaillissent des moyeux… On