Page:Octave Béliard Les Petits Hommes de la pinède, 1927.djvu/4

Cette page n’a pas encore été corrigée
174
l’association médicale

d’études nous le représentent comme un original. Pour le docteur Dofre lui-même, on sait qu’il s’adonna jadis à l’embryologie, mais sournoisement et sans entretenir de rapports avec les savants officiels. C’était une espèce d’ours dont la justice s’inquiéta dans le temps pour une mystérieuse affaire d’avortements multiples qui ne fut jamais élucidée. Tu me suis ?

— Passionnément.

— Le docteur Dofre était très riche et fils d’un ancien acquéreur de biens nationaux. Une fois éteints ses démêlés judiciaires, il se retira dans ses terres, les immenses domaines dont je t’ai parlé, dont un grand mur, coûteuse fantaisie d’un ancien propriétaire, enserrait la superficie. Là, dans un château ruiné, entre la mer et la lande, sans voisins, il entra jeune pour n’en plus sortir. Comment lui et Moranne se connurent-ils ? La misanthropie de l’un fit-elle progresser ia folie de l’autre ? Toujours est-il que, dans la nuit du 21 au 22 septembre 1876, une grande tache rouge illumina le ciel à des lieues à la ronde. Le tocsin sonna dans les villages environnants. Dès paysans accoururent. L’énorme pinède brûlait tout entière comme un fagot ; les secours étaient déjà inutiles lorsque les premiers sauveteurs arrivèrent sur le lieu de l’incendie, mais on vit, au grand galop d’un cheval fou de terreur, Moranne, les habits en lambeaux, une torche à la main, qui semait partout la flamme. Il ne fit aucune résistance lorsqu’on s’empara de lui, criant seulement des phrases confuses où perçait le désordre de ses idées. Il disait : « Brûlez tout !… Les petits hommes vont sauter le mur !… Tue ! Tue ! » et mille autres choses aussi dénuées de sens. La justice instruisit. On pensa d’abord à quelque histoire banale ; Dofre aurait, par exemple, testé en faveur de Moranne. L’héritier pressé de jouir et confiant dans l’isolement du domaine, aurait tué le testateur dont on retrouva, en effet, le cadavre ; puis, effrayé de son crime, il aurait déchaîné un cataclysme pour en effacer les traces. Hypothèse absurde que rien ne confirma, du reste ; le château et les documents qu’il pouvait contenir étaient en cendres. Les nombreux ossements d’enfants qu’on découvrit aiguillèrent l’opinion vers un drame effrayant et noir, un massacre digne de Barbe-Bleue… Quels étaient ces enfants, ce peuple si considérable d’enfants, dont la disparition n’avait été constatée nulle part ? L’énigme reste entière. Moranne ne donna aucun renseignement, ou plutôt son récit fut si incohérent, si fantastique qu’il fit admettre la nécessité d’un examen mental. Il parlait de Nains dont l’existence aurait menacé l’humanité. Il disait avoir sauvé le monde. D’autres fois, il prétendait être un dieu… le dieu du feu, que sais-je ? On ne put en tirer autre chose. Il était si clair qu’on avait affaire à un fou que l’instruction tourna court. Le dieu du feu fut amené ici où il demeura jusqu’à sa mort, en bonne compagnie ; car, tu as pu le voir, nous possédons tout un Olympe et particulièrement trois ou quatre Pères Éternels, une demi-douzaine de Rédempteurs, sans compter les innombrables extatiques et d’autres seigneurs de moindre importance.

— C’est extraordinaire ! Quel roman on ferait ! Mais, ces cadavres d’enfants… On n’a pas découvert d’autres indices ?

— Mon cher, je n’en sais pas plus que toi. Si même le vieux n’était pas mort ce soir, son dossier ne serait pas venu entre mes mains. On y parle d’autre part, de toutes sortes de débris bizarres, d’armes et d’instruments inconnus, qu’on exhuma des cendres de la forêt et qui excitèrent la curiosité, loin de la satisfaire. Une chose certaine, c’est que l’incendie fut total, effroyable et ne laissa debout aucun objet d’importance qui pût guider les chercheurs. Il y a, en effet, ces ossements inquiétants… Mais peut-on identifier à coup sûr des restes aussi carbonisés ? Si des enfants avaient disparu, on en aurait su quelque chose. Il doit s’agir d’animaux, de singes peut-être que ces deux messieurs élevaient pour leurs expériences…

— Oui, en effet, ton hypothèse est la seule plausible. Elle s’accorde avec le caractère de ce docteur Dofre, que sa misanthropie écarta de la société des hommes et qui dut rechercher, dans sa solitude, la compagnie des animaux, dociles sujets d’études dont la police ne s’inquiète point. C’est dommage, du reste. L’hypothèse des massacres d’enfants était bien plus dramatique !

— Ne sois pas si difficile. C’est assez romanesque comme cela.

— Assurément. ; Mais… le vieux Moranne a-t-il reparlé depuis, de ces Nains menaçant le monde ?

— Je ne l’ai connu que vieux, gâteux et taciturne. Mais sans doute, autrefois… Tu te souviens qu’il avait fait une thèse sur le Nanisme. Il est à croire que sa fêlure date de là. Les fous remâchent toute leur vie, en