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leurs, votre présence a dû laisser des traces un peu partout. Remarquez que si les Mangeurs d’Herbe accourent de tous les côtés à la fois, leurs masses sont plus compactes dans le voisinage de la rivière. Elles semblent marquer à l’encre le chemin que vous avez parcouru. La concentration dans les autres points est plus lente et plus tardive.

— Oh ! mais… il arrive toujours de nouveaux Mangeurs d’Herbe ! c’est une invasion ! Les troupes blanches ne pourront jamais garder leur premier avantage. Avant que le soir ne vienne, la Ville sera détruite ! Ne le croyez-vous pas ?

— Que sait-on ? Les Mangeurs de Viande sont bien armés et leurs adversaires n’ont, pour attaquer, que leurs outils de travail. Mais vous mourez sans doute de sommeil et de faim ?

— La fatigue me rend la bouche amère et me fait voir les choses à travers la brume d’un songe… Mais je ne voudrais pas manquer un épisode de cette étrange scène.

Dofre, lui-même plus excité qu’il n’entendait le paraître, consentit à passer la journée sur la tour où son vieux Caleb, le fidèle Barnabé, nous apporta quelque nourriture distraitement grignotée aussitôt.

Le spectacle était passionnant en effet, plus encore parce qu’il faisait imaginer que par ce qu’on en pouvait voir directement. Car le point d’observation était si élevé et si éloigné d’un objet si petit, les aires découvertes si peu étendues en proportion de ce qui restait caché sous la densité verte des pins, que la plus grande part de l’événement était à deviner, tandis que le reste se trouvait étrangement simplifié.

Il m’est arrivé plusieurs fois en ma vie de me coucher sur l’avant d’une barque ce pèche et, du haut de cet observatoire, de plonger mon regard dans l’eau transparente d’un golfe, parmi les zostères et les algues rubanées. De distance en distance, la végétation sous-marine laissait nu le sable des fonds où pullulaient des myriades de vies indistinctes. Des taches plus sombres ou plus claires y décelaient des textures stellaires de zoophytes, les formes régulières et imperceptiblement mobiles d’êtres longtemps mystérieux qui semblent avoir hésité entre les trois règnes de la nature et qui, incontestablement animés, ont conservé, avec la délicatesse de la plante, la géométrie des figures cristallines.

Du haut de la tour, sous les couches d’air plus transparentes que l’onde, dans les interstices d’une verdure plus foisonnante que celle des algues, mais parmi des murmures très comparables à ceux d’une mer agitée, ces multitudes humaines reproduisaient à peu près les dessins rayonnants des animalcules que je viens d’évoquer. Leurs mouvements collectifs dont on ne pouvait que soupçonner la réelle violence, se traduisaient à cette distance par des ondulations vermiculaires, des frissons de pseudopodes, et il était besoin d’une attention soutenue pour prendre sur le fait les changements de positions et de figures. Et pourquoi n’oserais-je pas dire toute ma pensée ? Ces changements n’avaient pas les caractères de la vie. Il était impossible d’y trouver la spontanéité, le caprice apparent des actes vitaux. Ils se développaient avec une sûreté, une régularité, toutes fatales et mécaniques, suivant les lois physiques que nous supposons présider à l’agrégation des molécules minérales et à leur dissociation. On assistait à la lutte des éléments blancs et noirs, comme on assisterait à la lutte des molécules d’un alcali avec celles d’un acide, si le microscope pouvait atteindre jusqu’à la révélation des unités matérielles de cet ordre. Et les masses se déplaçaient, entraînant la bataille vers la déclivité des terrains, tout ainsi que l’eussent voulu les principes les plus stricts de la pesanteur et de l’hydrostatique.

— Et voyez, dit le Dr Dofre qui lisait dans mon esprit les idées aussitôt que nées ; les pressions réciproques des armées en présence les font se compénétrer, comme, daus les figures de diffusion, les molécules des solutions s’engrènent, allant du plus dense au moins dense. C’est de la physique pure, tout cela.

— Oui… Cette vision creuse des puits de rêverie. Nous rôdons autour d’un mystère. Isis est toujours la Vierge long drapée, impénétrable, mais cette fois si proche qu’on est troublé de pouvoir palper ses formes sous les voiles. Qu’est-ce que la vie ? Un ange que le vouloir divin assit sur le grand silence du monde minéral ? Un souverain venu d’ailleurs pour soumettre les lois de la matière aux lois de l’esprit ?… Ou bien l’efflorescence même de cette matière aux potentiali-