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l’association médicale

En effet, à regarder fixement un trait dessiné grassement par cette matière noire, on y percevait une ondulation vermiculaire qui accusait le hérissement de prolongements ciliés.

— On dirait une grosse chenille.

— Ou une troupe en marche.

— Non ?… Sont-ce là des hommes ?

— Et même des hommes armés, dit tranquillement le vieillard. Je vous disais bien que votre exploration causerait un grand trouble.

— Mais ne sont-ce pas tout simplement des ouvriers se rendant à leur travail ? Ce mouvement de foule n’est-il pas habituel ?

M. Dofre hocha la tête.

— Je n’ai jamais vu cet aspect à la Pinède, sauf les jours de grandes émotions. Généralement le mouvement matinal s’accuse sous forme de taches arrondies et plus ou moins irrégulièrement disséminées sur tout le territoire. Les clairières ressemblent alors à la robe bizarre d’un cheval-pie. Aujourd’hui ce sont des rayures : le pelage du tigre. Et vous ne pouvez apercevoir la cohue qui se presse dans les sous-bois !

— Et… quel rapport y a-t-il entre ces mouvements de foule et mon apparition ?

— Je l’ignore, mais on ne peut douter qu’il en existe. Pourquoi les Mangeurs d’Herbe… ?

— Ah ! c’est… Comment les reconnaissez-vous ?

— À leurs vêtements sombres. Les Mangeurs de Viande ont gardé, entre autres privilèges, celui de la couleur, pour eux et leurs serviteurs directs, les fils du peuple domestiqués qui les défendent contre le peuple. Tenez, voyez plutôt, dans la ville… Il y a du nouveau.

Une chose infime et considérable s’était produite. Tout à l’heure, les rues dessinaient un réseau entièrerement noir, le fil sombre d’une araignée. Et voici que l’élément noir semblait se rétracter du centre à la circonférence, les rues se vider vers la campagne. Et cependant, insensiblement, les rayures d’encre qui sillonnaient les clairières se rapprochaient, débordaient en masse autour des maisons, venaient se mêler au flot refluant des rues. Les deux ondes se rencontrèrent, entourèrent la ville d’un large fleuve noir. Elle parut toute claire, lavée des immondices qui encombraient ses voies et qui la menaçaient encore du dehors, poussant çà et là des prolongements sombres jusqu’au cœur de la Cité qui les rejetaient aussitôt.

— C’est un coup de balai, m’écriai-je, mais qui l’a donné ?

— Comment ? vous ne voyez pas ? Regardez mieux !

Et Dofre, sortant de la lanterne du phare, me mit aux mains une lunette marine.

— À ce point d’éloignement, continua-t-il, ne dirait-on pas une lutte d’éléments aveugles guidés par des lois toutes physiques, alors que ce sont des hommes qui se combattent et qui meurent ?

Le soleil, dans la matinée qui s’avançait, brisait d’éblouissants rayons sur les toits micacés de la Ville. Et les rues étaient maintenant d’un blanc lacté, parcourues, d’étincelles, de paillettes, d’éclairs fulgurants. Je regardai dans la lunette et poussai une exclamation :

— Les hommes blancs ! les hommes blancs ! Les rues en sont pleines !

— Comprenez-vous maintenant quelle foule a chassé l’autre ? Les garnisaires de la citadelle ont pu franchir les ponts, se joindre aux troupes des Mangeurs-de-Viande éparses dans la Ville et repousser l’assaut. Voyez-vous briller leurs armes au soleil ? Écoutez…

On entendait, sur une basse sourde et continue, bruire, comme des cigales, des flûtes de roseaux.

— Mais pourquoi cette bataille ?

— La lutte est continuelle entre les deux partis et les combats fréquents. Mais je n’ai jamais observé un mouvement aussi général des forces populaires. Il faut qu’il se soit passé un événement très extraordinaire, pour qu’elles aient l’audace inouïe d’attaquer Leucée, la Ville royale elle-même.

— Mon arrivée ?

— Oui, je persiste à le croire. Les nouvelles traversent la Pinède avec une étonnante rapidité et, d’ail-