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l’association médicale

ma portée, je saisis une sorte de gâteau dans lequel je mordis…

Maintenant que les petits hommes sont morts, et morts par moi, je me dis que j’avais le droit d’en débarrasser la terre et ma conscience ne me le reproche pas. Mais j’ai comme un remords quand je songe à ce gâteau. Je le mordis… Il était fait de pignons agglutinés dans la farine cuite. Il était résineux, amer et succulent. Sans doute appelait-on cela du pain, dans ce monde enclos où je pénétrais. L’aliment étant de mon goût, machinalement je le mis tout entier en ma bouche et l’avalai. Cela ne fit qu’une grosse bouchée… Et après, après seulement, je vis le pied de l’être qui dormait. La lune donnait en plein sur lui. C’était un pied de nouveau-né, pas même… Une patte de poupée…

Alors, oh ! alors le morceau de pain me pesa ! je pensai que cette bouchée était peut-être tout le déjeuner de ce pauvre demi-nu, le repas plantureux dans lequel son sommeil avait confiance. Et je m’attendris sur celui que j’avais volé, avec une pitié d’autant plus grande qu’il m’apparaissait plus petit et plus faible qu’un enfant.

Ma gorge était sèche. À quelques pas, j’entendis un bruit d’eau froissée dans l’écluse d’un moulin, et, y courant, je me jetai à terre pour boire à même. C’était une douce petite rivière, plutôt un fossé comme ceux qui marquent les limites de nos champs. Une roue à palettes faisait chanter l’eau en berçant le sommeil du meunier. Je compris que j’avais atteint les rives du mince fleuve côtier qui sinuait comme une couleuvre à travers la Pinède et franchissait sous une voûte le mur occidental pour aller se perdre dans la mer. Cela était une rencontre favorable. En effet, il est remarquable que les colonies humaines choisissent ordinairement pour s’établir et se grouper, les marges de ces « routes qui marchent », et j’avais toutes les chances, en descendant le cours de l’eau, de rencontrer les plus importantes et les plus populeuses cités.

Par fortune, la lune était encore haute dans le ciel et m’éclairait suffisamment, car les berges sont traîtresses et cachent des lacs de boue sous des herbes fallacieuses ! Je dus contourner des palissades naturelles de roseaux et de joncs et faire un chemin si capricieux que l’œil du phare se montrait clignotant dans les directions les plus inattendues. Mais j’avais un sûr guide dans les herbes que le courant couchait en passant et dont la pointe me montrait l’aval mieux qu’un poteau indicateur.

Cà et là, la rivière se resserrait entre des levées de terre battue portant des villages de roseaux. L’odeur de poisson qui s’échappait de ces huttes, les nasses qui y étaient appendues témoignaient de l’occupation familière des habitants.

Au long de la route, les demeures, toujours aussi peu confortables, se tassaient peu à peu les unes près des autres, comme dans les banlieues d’une ville. Et en effet, la prochaine boucle du cours d’eau découvrit une grande étendue de toits micacés qui brillaient comme de l’argent.

La ville se répandait inégalement sur les deux rives et se perdait au loin, mêlant à la lande et aux bois des îlots de maisons. Aucune d’elles n’atteignait en hauteur plus d’un mètre et demi. Les premières que je rencontrai étaient d’élégantes bâtisses d’une sorte de ciment divisé sur la façade par les pans de bois apparents de la charpente, sur lesquels des artistes avaient gravé des ornements plus ou moins riches et plus ou moins réussis. J’entrais à peine mes jambes dans les rues ; beaucoup, les plus pauvres, dont les maisons étaient de simples huttes de terre, offraient même une telle étroitesse que je n’y pouvais pénétrer. Aucune lumière ne brillait nulle part en cette nécropole de Lilliput. Il ne pouvait être profitable d’en étudier les détails à cette heure obscure. Ma curiosité s’attacha au fleuve qui la traversait. Ce cours d’eau se divisait, au centre, en doux bras laissant entre eux une île qui me parut tout d’abord de niveau beaucoup plus élevé que les terres