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l’association médicale

laquelle reposaient nos deux tasses, portait en outre une lampe à huile de modèle ancien et de clarté douce, des livres et des cahiers et, dans un coin, le pot à eau et sa cuvette. Au dessus, sur trois planches, des bouquins scientifiques maussades et écornés. Le reste de la pièce était occupé par une armoire et un lit de fer. Tous les meubles se touchaient, si bien qu’il restait à peine la place de nos deux sièges. Les murs peints en vert clair étaient tapissés d’affiches coloriées et, sur la cheminée où s’enfonçait le tuyau du poêle, il y avait des photographies de femmes dans des travestissements de Carnaval. Je ne me serais pas accommodé d’un réduit aussi exigu. Il plaisait à Ceinture.

La lampe baissait. Je tournai la clef pour faire monter l’huile. Alors je m’aperçus que la pipe de Ceinture était éteinte et qu’il dormait.

Moi-même, je n’avais pas la force de m’en aller. La chaleur aidant, je m’enfonçais peu à peu dans une songerie imprécise, pleine de voix et d’images. Ma mémoire repassait pêle-mêle les visions de la journée, gesticulantes, comiques ; des paroles absolument dénuées de sens retentissaient à mes oreilles. Encore un moment et nous eussions donné, Ceinture et moi, le spectacle ridicule de deux dormeurs se saluant de la tête et chantant vêpres avec le nez.

Mais tout-à-coup on frappa à la porte. Une sœur entrait avec un cliquetis de rosaire.

— Monsieur l’interne, dit=elle, le malade de la chambre 14 est mort.

Ceinture était debout. Il avait le sommeil léger des veilleurs de nuit. Peut-être même ne s’aperçut-il pas qu’il avait dormi.

— Tu m’attends ? dit-il. Il faut que j’aille constater le décès.

Deux minutes après, il était de retour, disposait des papiers sur la table et rallumait sa pipe comme si rien ne s’était passé.

— Alors, tu disais ?…

— Je disais… Ah ! oui : Parlons de femmes !

— Mais non. Il était question des fous… des fous qui peut-être n’en sont pas. Je le confesserai, que celui qui, justement, vient de mourir, le père Moranne, m’a souvent inquiété.

— Ah !

— Oui, ce n’était pas un fou comme un autre. Oh ! certes ; il l’était bien ; il est mort gâteux, du reste, après des années d’internement. Mais c’était un type peu banal. Un docteur ès sciences, s’il te plaît ! Il avait fait, dans le temps une thèse sur les Nains, tres remarquée, et qu’on cite encore souvent. Après ce succès, il disparut de la circulation. Il avait été rejoindre, je ne sais où, en pleine campagne, un certain docteur Dofre, vieux et cacochyme, vivant isolé dans ses terres. Je suppose qu’il lui servit de secrétaire, qu’il l’aida dans des travaux scientifiques dont les documents ne me donnent pas la moindre idée…

Ceinture feuilletait-le dossier du mort.

— Tout cela, ajouta-t-il, je le prends dans ces papiers. L’internement du père Moranne date de 1876. Cela ne le rajeunit pas. Voici la demande d’admission, le certificat médical, les pièces du procès… Car il y a eu un procès, Hum !… Ah ! c’est cela. Un petit mystère. Aimé-Grégoire Moranne, accusé d’avoir mis le feu à une vaste propriété plantée en majeure partie de pins et autres arbres résineux… Mâtin !… Tout a été consumé. On a retrouvé, dans les cendres, de nombreux ossements calcinés d’enfants et le cadavre encore identifiable du docteur Dofre, avec une plaie pénétrante de la tête… De nombreux vestiges d’habitations. Tiens ! tiens ! c’est encore plus intéressant que je ne le supposais.

— Fantastique, même. L’affaire a dû faire du bruit.

— Pas tant que cela. Il s’agit d’une province éloignée, presque sauvage. Canton de Saint-Jean-du-Temple… Connais-tu cela ?

— Non.

— Pas d’autres renseignements. Le résumé est incomplet. Laisse-moi lire. Encore du rhum ?

Et Ceinture, qui lançait du coin des lèvres des fumées ténues comme des fils de Vierge, ne releva point d’au moins un quart d’heure son front penché sur les paperasses.

— Bien, dit-il enfin en se frottant les mains, voici l’histoire reconstituée. Il m’apparaît que le nommé Moranne devait avoir au moins quelque fêlure lorsque après avoi passé brillamment sa thèse, il courut s’enfermer chez le docteur Dofre. Les témoignages de ses anciens camarades