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l’association médicale

fréquenté par les sangliers et, surprenant au passage le plus gros d’entre eux, un Solitaire dont on parlait aux veillées, il sauta brusquement sur le dos de la bête. Celle-ci, rageuse, chercha d’abord à se débarrasser de son ennemi par des bonds désordonnés, se roula à terre, heurta le cavalier improvisé aux troncs des arbres, le déchira aux épines et fit des têtes-à-queue effroyables, tandis que ses défenses effleuraient les jambes de Mâlik sans parvenir à s’y enfoncer. Lui, cependant, se tenait agrippé des pieds et des mains aux soies rudes, évitait de son mieux les coups et les heurts. Blême, essoufflé, il soutenait son énergie par l’idée que, s’il défaillait, il était mort. De guerre lasse, le sanglier prit sa course à travers bois, portant ce cavalier inhabituel collé à son dos à force de muscles. Ce fut une formidable randonnée. Chemin faisant, secoué par le galop de sa monture, souillé de sueur et de boue, le héros prenant appui d’une main sur une des oreilles, de l’autre forait le crâne de la bête avec un silex pointu, faisant jaillir le sang et les éclats d’os. Ils parcoururent ainsi des lieues et des lieues, revoyant dix fois les mêmes futaies, les mêmes buissons épineux, les mêmes lagunes d’eau saumâtre que le passage du sanglier fou faisait jaillir en gerbes. À la fin, la bête tomba, la cervelle triturée s’écoulant en sanglante bouillie. Mâlik s’épongea le front, poussa quelques soupirs et tomba près de sa victime dans un sommeil qui dura trois heures.

« À son réveil, il prit à sa ceinture une sorte de sifflet très strident dont le son est bien connu des Chasseurs de la Pinède, et y sonna sa victoire. Des habitations les plus voisines on accourut. On fit une claie sur laquelle le vainqueur fut déposé avec le cadavre du vaincu et vingt hommes les portèrent en triomphe jusqu’au lieu de prière où les Vieillards et les principaux Chasseurs s’était assemblés en hâte.

« Un grand mouvement suivit cette extraordinaire prouesse. Tous les Chasseurs acclamèrent Mâlik pour leur chef et, se rangeant autour de lui, jurèrent de faire respecter sa volonté sur toute la Pinède. La chair du sanglier fut distribuée à l’entourage du nouveau chef, qui rendit désormais la justice, assis sur la fourrure de l’animal. On lui bâtit une demeure dont la charpente et les colonnes furent fournis par les pins les plus droits. Au sommet de l’édifice demeure cloué le crâne poli du Solitaire et cette dépouille est devenue l’emblème de la souveraineté.

« La complainte de Mâlik terrassant le monstre est chantée aux tout petits par les grands-mères et il n’est point de thème plus populaire, plus recherché par les poètes et les sculpteurs.

« Cet avènement de la monarchie amena d’importantes modifications dans la société. Toute la gloire de Mâlik rejaillissant sur les Chasseurs dont il était le plus illustre, ceux-ci prétendirent former un monde à part. La dignité de Chasseur qui, jusque là, avait été individuelle devient une dignité de race. Les derniers promus fermèrent la porte derrière eux, se séparèrent nettement du peuple. À partir de ce moment, on ne fut Chasseur, sauf exceptions, que par droit héréditaire. Le Roi lui-même n’était que le premier d’entre les Chasseurs et le gardien de leurs privilèges. Il fut interdit aux hommes de basse caste de tuer les animaux et d’en manger la chair sous peine de mort. On fit même l’élevage des bêtes comestibles dans des parcs privés dont la jouissance fut réservée aux Chasseurs. Ceux-ci s’arrogèrent le droit de propriété sur toute terre et n’en abandonnèrent au peuple qu’un maigre usufruit limité par de nombreuses redevances.

« Mais qui terre a guerre a, dit un proverbe. Unis contre les gens du commun, les Chasseurs furent bientôt divisés entre eux par les questions d’intérêts et armèrent leurs clients pour se défendre les uns contre les autres ou pour attaquer le bien du voisin. Mâlik lui-même qui, malgré sa gloire, n’avait que peu de terre de son propre, utilisa souvent — et ses successeurs firent de même — le mécontentement de la plèbe contre les Chasseurs dont la richesse lui portait