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l’association médicale

LES PETITS HOMMES DE LA PINÈDE

Par le Dr  Octave BÉLIARD
(Suite)[1]
CHAPITRE iii
Où est continuée l’histoire des Petits Hommes.

Le Dr Dofre fit une pause. J’arpentais avec exaltation l’étroit espace aux bords frangés d’ombres. Jamais je n’avais ressenti une telle ivresse d’esprit.

— Je veux les voir ! m’écriai-je.

— Patience, répondit le Docteur. Il faut avant tout que vous soyez mis au courant de leur histoire.

— Le récit n’en est-il pas fini ?

— Il est à peine commencé. Vous avez vu de petites bêtes industrieuses s’éveillant à l’intelligence, au sentiment humain. Il vous reste à voir des êtres sociaux, pourvoyant aux besoins d’une communauté nombreuse, luttant entre eux pour la richesse et le pouvoir.

— Sont-ils si nombreux ?

M. Dofre eut un sourire.

— Je ne vous ferai pas l’injure de vous rappeler ce qu’est une progression arithmétique. Les écoliers eux mêmes connaissent la légende de l’inventeur des échecs qui demanda, d’un air modeste, pour récompense, autant de grains de blé que l’on peut en compter en plaçant un seul grain sur la première case de l’échiquier et en doublant à chaque case. L’échiquier n’a que soixante-quaire cases ; et pourtant ceux qui firent le comple s’aperçurent que tout le froment de la terre y passerait et bien plus encore…

« Si la mort ne faisait pas dans la Pinède de nécessaires trouées, combien peu de temps ne faudrait-il pas aux Petits Hommes pour inonder le monde de leurs hordes grouillantes et dévastatrices ! Comptez… Je vous ai dit qu’en un an, le premier couple avait produit huit enfants.

« Sa fécondité ne se démentit point dans les années suivantes. Et les enfants eux-mêmes au bout de deux ans, commencèrent à procréer avant que leurs parents eussent cessé de le faire. Il est vrai que pour ces petits corps, la vieillesse arrive au bout d’une douzaine d’années. Mais même en tenant comple de cet épuisement, calculez le rendement, en cinquante ans, d’un capital rapportant huit pour deux, ou 400 pour 100 et placé à intérêts composés ! C’est fou, et ce serait effroyable, si ces insectes humains qui se multiplient comme des mouches ne mouraient aussi comme des mouches. Malgré tout, leur flot bat les murailles de l’enclos, pourtant si vaste, qui menacent de céder à la poussée, et ils font de la chaux pour leurs maisons avec les ossements de leurs ancêtres.

— Leurs ancêtres ?…

— Oui. Ce mot vous étonne ? Vous en savez pourtant assez sur ce petit monde cinquantenaire, sur ces gens qui engendrent à trois ans et qui sont vieux à douze, pour comprendre qu’il s’est dèjà succédé bon nombre de générations. Le flambeau passe vite d’une main dans l’autre. Le progrès social va tout aussi vite et l’on verra bientôt les habitants de la Pinède rattrapper l’avance qu’ont sur eux les civilisations qui couvrent la terre.

— Incroyable.

— Pas si incroyable. Les deux lustres dévolus aux Petits Hommes pour faire figure dans le monde sont justement les périodes d’activité physique et intellectuelle, les seules qui comptent, celles où l’on invente, où l’on pense, où l’on agit. Ils ne connaissent guère l’enfance ni la caducité, ces deux stades d’individua-

  1. Voir l’Association Médicale, nos 6, 7 et 8.