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l’association médicale

rôdent autour de nous avec de douteuses gentillesses : ce sont les plus dangereux. Brusquement leur caresse se termine en brutalité.

Mais les fous qui avaient surtout attiré mon attention n’étaient pas ces ahuris qui ne gardaient d’humain que les apparences. Il y avait à l’Asile des philosophes qui raisonnaient si serré qu’on avait peine à apercevoir leur fêlure, des poètes qui traduisaient leurs pensées avec une rare nouveauté d’expression, des artistes qui « parlaient leur art » avec quel enthousiasme ! Et je souffrais de doutes torturants à les voir et à les entendre. De grands hommes incompris des foules n’avaient-ils pas de tout temps été soupçonnés ou utilement accusés de folie ? Quel cousinage mystérieux reliait donc le génie et l’aliénation mentale ? Quel critérium avait-on pour la diagnose, le génie et le fou s’écartant tous deux également des voies communes, pour saisir entre les êtres et les choses des rapports nouveaux et inattendus ?

— En vérité, mon cher Ceinture, dis-je à mon ami béatement occupé de son brûlot, es-tu bien sûr de n’héberger que des fous ?

Il coula vers moi les rayons amortis de ses yeux ronds.

— Tu parles en homme du monde, me répondit-il. L’examen superficiel des gens du monde leur fait immanquablement confondre l’intelligence qui se développe logiquement au-delà des limites explorées et celles dont la route a dévié vers l’absurde. Et cela parce que la cervelle des fous, comme celle des génies élabore des idées étranges et grandioses ! Mais, mon cher, il n’y a pas d’idées sages ou folles ; l’état mental de celui qui les conçoit se juge non par elles, mais par l’ordre qu’il leur impose. Certes, les fous à idées ont généralement été avant leur déchéance, sinon des intellectuels, du moins des esprits originaux ; il leur en reste quelque chose, mais ce quelque chose est mal rangé. Anciens constructeurs de systèmes, il ont conservé des matériaux peut-être splendides, mais ils bâtissent mal. Les uns écrivent de longues pages qui commencent sensément, qui se continuent en développements filandreux et se terminent par des séries de mots sans suite, groupés par leur figures ou leur assonnance ; les autres dessinent de fort beaux morceaux, malheureusement noyés parmi des détails monstrueux et des perspectives absurdes. Non, mon cher, la confusion n’est pas possible. Entre l’esprit le plus fantaisiste et le fou, il y a un fossé dans lequel entrerait toute la mer.

— Pourtant, si je voulais…

— Écrire comme un fou ? Je parie la part de rhum que tu n’y réussirais pas. Il l’est aussi impossible d’inventer des folies qu’à des fous de refaire une épître de Boileau. On a quelquefois publié des romans en les attribuant, pour le pittoresque, à des aliénés. Le public s’y est peut-être laissé prendre ; pas nous ! Le livre d’un vrai fou serait illisible, intéressant seulement pour le diagnostic ; un pathos assez semblable à celui des rêves du sommeil, si absurdes qu’on ne peut se les rappeler dans leurs détails, lorsque la raison reprend avec l’aube, sa souveraineté.

— Mais je sens moi-même, à certains moments, que la folie n’est pas loin, qu’elle me frôle, et je pense n’être pas en cela différent des autres. Un certain état délirant, des impulsions dramatiques ou cocasses sollicitent toutes mes dépressions. Les choses se passent comme si je logeais un animal, sauvage enclin à profiter de mon inattention pour saisir sa liberté. Si je voulais, ou plutôt si je cessais de vouloir, je serais pire que les pensionnaires.

— Oui, mais tu ne peux pas cesser de vouloir, voilà l’abîme qui te sépare d’eux. Le besoin d’agir et de penser logiquement est aussi impérieux pour loi que celui de manger et de boire. Il le contraint. Tu est un « type normal ». Tu t’évertueras à créer des chimères, mais, malgré toi, elles tiendront debout.

Ceinture remplit les deux bols de rhum flambant et posa sur le poêle ses pieds chaussés de pantoufles dont les semelles se mirent à fumer en dégageant une odeur violente de tannerie. Nous bûmes en silence, fatigués de digestion.

— Si nous parlions de femmes, ce serait plus drôle, dit mon compagnon.

— Oui, c’est cela… Parlons de femmes.

Et comme il arrive lorsqu’un veut improviser un sujet de conversation, nous ne dîmes plus rien.

Je regardais vaguement la chambre, si close qu’à cette heure nocturne aucun bruit n’y entrait. C’était pauvre et juste suffisant. Une grande table touchant le mur, sur