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l’association médicale

— Vous avez fait cela, vous ?

Il ne répondit pas. Il dirigeait sur moi ses yeux alones. Je crus qu’il allait mourir. Je le portai sur son lit, perdant moi-même la tête. On entendait les lions chassant dans la nuit.

Pendant plusieurs jours je ne quittai pas son chevet. Il délirait. Oui, un fou monstrueux et grandiose qui avait lâché la Bête sur l’Homme. Il avait créé, il anéantissait ; démiurge sublime, criminel exécrable. Mais moi, je l’avais presque assassiné et je n’avais pas sa grandeur. Je pouvais le haïr, j’avais honte de moi-même. Nous étions, n’est-ce pas, tout deux compagnons et solidaires. Sa création croulait sur moi comme sur lui.

Enfermé dans cette chambre, je ne pensais qu’à cette vie vacillante, qu’à ma responsabilité si elle s’éteignait, qu’à ma solitude. Il y avait pourtant cette chose tout proche : la faim des lions, l’orgie de sang, un peuple de martyrs. De jour, de nuit, les échos amplifiaient les rugissements. Il s’y mêlait une plainte quasi-musicale, comme celle que le vent fait, pincé sous les portes : sans doute des multitudes pourchassées de Petits Hommes s’écrasaient contre la muraille, implorant une divinité cruelle. Et quand Dofre entendait cela, il se dressait sur son lit, hagard.

— Ne bougez pas ! ne bougez pas !… Je suis puissant, je suis Dieu… Les crânes éclatent sous les mâchoires, comme des noix, comme des noix !… Combien croyez-vous qu’un lion puisse tuer d’hommes en un jour ? en un mois ? en un an ?… Ah ! comme le hasard est venu à mon secours ! Le hasard est au service des forts. Il m’a apporté la fin du monde… La Pinède n’enfantera plus… Le mur ne sera pas franchi…

Pas franchi ? Une terreur me mordit. Les Petits Hommes, au contraire, n’allaient-ils pas chercher le salut dans la fuite et l’inspiration atroce du Docteur ne précipiterait-elle pas ce qu’il avait voulu empêcher ? Je courus au sommet du phare. Non… Personne ne menaçait le mur. Les hommes, sans pensée, fuyaient en rond, comme des troupeaux. Il y en avait des grappes dans les arbres ; une noire fourmilière attendait stupidement la mort le plus près possible du château. On ne songeait pas à déborder l’enclos ; on craignait plus encore que les fauves l’Inconnu traditionnellement frappé d’interdit. La Légende de la Lande et de la Mer, établie comme un dogme, restait plus forte que tout. L’imaginaire était plus redouté que le réel. Ce peuple abusé se laisserait dévorer, tout le temps qu’il croirait à ses dieux !

Ce peupie ! Yona que j’avais sauvé ! Vana qui m’aimait ! L’image de la toute petite fille, déchirée par les griffes, m’obséda douloureusement. C’était comme de l’amour qui rentrait en mon cœur. Mais je me sentais lâche, honteusement lâche. Comment oser, moi, sans armes (il n’y en avait pas à Capdefou) me faire chasseur de lions, m’offrir à la mort dans le puéril espoir de lui arracher celle que je ne verrais plus, qui peut-être n’était déjà plus qu’une ombre ?

Dofre revint péniblement à la santé et je retrouvai pour lui de la haine à mesure que je le voyais revivre. Nous ne nous parlions plus. J’ignorais ses pensées et lui les miennes. Chaque rauquement de lions, chaque clameur entendue retentissait en moi comme un reproche de ma lâcheté. J’avais l’idée fixe d’intervenir, de faire je ne savais pas quoi pour finir le carnage, comme de lutter corps à corps avec les monstres, de les assaillir au couteau. Le courage me manquait…

Septembre tomba sur les pins desséchés, rôtis, épuisés de soleil. Et peu à peu les rugissements des lions en chasse se raréfièrent extraordinairement, comme si l’un d’eux, ou deux peut-être avaient abandonné la partie. Et puis, brusquement, on ne les entendit plus. Plusieurs nuits, nous gardâmes l’oreille aux écoutes, vainement. Et ce silence qui rendait le Docteur anxieux me pénétra progressivement d’une radieuse espérance.

À la fin, je n’y tins plus et montrant une joie débordante :

— Les chers, les braves Petits Hommes ! criai-je dans le visage de Dofre… Ils les ont tués !

Dofre prit sa tête dans ses mains.