Page:Octave Béliard Les Petits Hommes de la pinède, 1927.djvu/10

Cette page n’a pas encore été corrigée
213
l’association médicale

menton rasé et volontaire. « Un de mes anciens camarades », disait laconiquement et comme impatiemment mon père. Une fois, il ajouta : « C’était un homme de génie, un savant comme on en voit pas. Mais le génie ne dispense pas d’être honnête homme. »

Mon père était d’une morale fort stricte. Pour lui, la vertu soupçonnée n’était déjà plus la vertu. Je compris qu’il y avait une tache sur le passé de ce docteur Dofre, dont le portrait était relégué dans un coin obscur, comme celui d’un parent coupable auquel on porte néanmoins quelque affection honteuse d’elle-même.

Comment ! cet homme vivait encore ? Il devait être bien vieux, plus qu’octogénaire, car mon père en parlait comme de son aîné de quelques années. Et si c’était réellement un savant de génie, quel trésor n’avait-il pas dû amasser dans sa solitude depuis plus de cinquante années qu’il s’y était retiré !

Pourtant, la curiosité scientifique m’attirait moins vers lui que le désir de voir le survivant d’un passé lointain auquel je tenais par tous les fibres de mon être. Sans doute le docteur Dofre n’avait plus sa figure d’autrefois, celle que l’image m’avait conservée. C’était un vieillard. Mais c’était un contemporain de mon père ; il m’en parlerait. Qu’importaient les questions qui les avaient séparés ?

Mon espoir fut d’ailleurs déçu quand je connus Dofre. Le souvenir de mon père s’était presque totalement effacé en lui. Et l’extrême ivresse de l’esprit qui m’exalta tant que je fus à ses côtés changea complètement le cours de mes propres idées.

Pour obéir à un appel venu de si loin et d’un personnage inconnu, il ne fallut cependant pas moins qu’une grande curiosité filiale, jointe au sentiment de mon abandon. J’étais, Dieu merci ! maître de mes mouvements et sans souci matériel. Je gagnai l’asile secret du vieillard comme d’autres partent en villégiature, aux eaux, à la montagne, à la mer, pour se distraire. Qui m’aurait dit que l’issue de ce voyage m’aurait fait reculer. Et pourtant, quoi qu’il m’en ait coûté, je suis content de l’avoir entrepris.

Jamais je n’aurais cru qu’on pût à notre époque, s’isoler aussi complètement du monde que ne l’avait fait le docteur Dofre. Les couvents sont bien clos, mais les vagues humaines en battent les murailles. Autour de ce château de Capdefou dont le vieux savant avait fait sa demeure, c’était le désert à plusieurs lieues à la ronde, un désert de bruyères à peine parcouru, de très loin en très loin, par de rares passants conducteurs de troupeaux. À la frontière de ces solitudes mortes, quelques huttes de terre qu’on ne pouvait pas même apercevoir du château servaient d’abris à des paysans fort arriérés qui parlaient patois et perpétuaient silencieusement dans ce coin perdu une humanité rabougrie et sans aspirations. Le docteur était bien seul, plus seul que s’il n’avait pas eu ces voisins, barrière d’hommes contre la curiosité des hommes.

Naturellement, le chemin de fer passait beaucoup plus loin encore. Suivant les indications du docteur, je dus louer une carriole à la petite station où je descendis. Le voiturier savait à peine où je voulais aller et demandait sa route à chaque croisée de chemins. Le petit trot d’un bidet velu mit trois mortelles heures à nous conduire et, quand nous nous engageâmes sur la chaussée cahoteuse qui coupait l’immense lande de son ruban, un berger nous poursuivit d’une œillade étonnée. Un hôte au château ? de mémoire d’homme on n’avait jamais vu ça. On dut en parler aux veillées, car le vieux nid passait pour n’être habité que par les lutins et par les trêves. Le docteur Dofre ne se montrait jamais et avait réduit au stricte nécessaire les rapports du château avec le reste du monde. Le notaire du canton acquittait les contributions, s’occupait de tout et même expédiait chaque année au savant une lourde voiture chargée de vêtements, d’outils et de provisions de bouche que le domaine ne pouvait fournir. Ce chariot recouvert d’une bâche, convoyant tous les ans exactement les mêmes denrées et en même quantité, signalait seul à Capdefou la présence d’hommes vivants et atestait en même temps la singularité de leur vie, au point d’éloigner les paysans superstitieux.

Mon arrivée en carriole rompait donc avec les usages réguliers d’un grand demi-siècle. Bien que je l’ignorasse alors, je le devinai au seul aspect de cette ruine, d’un Louis xiii austère et mal accueillant. Toutes les lignes en était déjetées par de gros muscles de lierre.