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Une autre circonstance souleva également un grand enthousiasme en faveur du darwinisme chez tous les esprits éclairés. Il propageait l’idée de la survivance des plus aptes, du triomphe des meilleurs. C’était affirmer que la nature pratique une justice incorruptible, que l’idée de justice se trouve déjà dans le domaine biologique. Cette opinion rencontra une faveur extrême, car l’homme a une soif inextinguible de justice. Et c’est naturel, il ne peut pas en être autrement, car la justice, c’est la vie ; l’injustice, la mort.

Tels sont les éléments qui assurèrent au darwinisme la faveur des esprits les plus éclairés et les plus libéraux de notre époque.

Passons maintenant au camp adverse.

Le darwinisme est allé au devant des instincts archaïques de brutalité, si profondément ancrés dans les cerveaux des traditionalistes, des routiniers et des ignorants qui forment encore, hélas, l’immense majorité du genre humain. Lorsque les théories darwiniennes furent mises à la mode, le maréchal de Moltke put écrire avec un semblant de fondement scientifique que la guerre (c’est-à-dire l’homicide collectif) « était conforme à l’ordre des choses établi par Dieu », car « ordre établi par Dieu » correspondait parfaitement à l’expression de « lois de la nature » dont se servaient les positivistes et les darwiniens.

Tous les brutaux, tous les violents s’emparèrent du darwinisme avec enthousiasme. Il leur permit d’élever les instincts les plus bas du banditisme à la hauteur d’une loi universelle de la nature. Puisque les plus faibles doivent nécessairement périr dans la lutte pour l’existence, puisque tel est le principe immuable du monde vivant, alors le « vae victis » était tout ce qu’on peut imaginer de plus rationnel et de plus légitime. « Bismarck, dit M. H. Lichtenberger[1], a eu à un rare degré l’amour de la force, la joie

  1. Op cit., p. 113.