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Peu de temps après qu’Ernest Renan écrivait le passage cité, le maréchal de Moltke adressait à M. Bluntschli une lettre restée célèbre. « La paix perpétuelle est un rêve, y disait le maréchal, et pas même un beau rêve. La guerre est un élément de l’ordre du monde établi par Dieu. Les plus nobles vertus de l’homme s’y développent… Sans la guerre, le monde croupirait et se perdrait dans le matérialisme. » On le voit, c’est exactement la même idée que chez Renan. Le célèbre stratégiste ne dit pas que la guerre soit un élément du désordre établi par Dieu, mais de l’ordre. Or, l’ordre mène au progrès. D’autre part, si le monde croupissait ou se perdait dans le matérialisme, il n’avancerait pas, mais reculerait. Aussi impérieusement donc que pour Renan, la conclusion s’impose, toujours la même : sans l’homicide collectif, pas de progrès dans le genre humain.

Je pourrais multiplier ces citations par milliers. Je me borne à celles que je viens de faire pour ne pas fatiguer le lecteur. Toutes d’ailleurs répéteraient le même refrain. L’idée que la guerre a été la cause des progrès de notre espèce règne presque universellement dans le grand public. Bien limité est le nombre des personnes qui ne la partagent pas. Et les personnes qui en sont imbues se trouvent aux premiers rangs de la hiérarchie sociale, parmi celles qui ont le plus d’influence politique. Tous les esprits qui se prétendent pratiques et réalistes, qui ne veulent pas donner dans le ridicule de l’idéologie, affirment catégoriquement que l’homicide sert le progrès. Cette idée, de plus, est très vieille. Elle a été exprimée, dès le VIe siècle avant notre ère, par Héraclite : La guerre est mère de toute chose, a dit le fameux philosophe d’Éphèse. Depuis, cette phrase a été répétée sous mille formes et sur tous les tons. Après la diffusion des théories darwiniennes, elle a acquis un nouveau regain de popularité. à notre époque, affirmer que la lutte est la vie, que la concurrence est la source de toutes les améliorations sociales, bref, que sans la force