Page:Nouvelle revue germanique, tome 14, 1833.djvu/108

Cette page n’a pas encore été corrigée
106
HENRI DE KLEIST

reconnaît aussi parfois, et l’idée que ce génie n’a jamais pu se développer dans le monde et s’y frayer une place, puis l’asservissement de la Prusse qui l’humilie ; puis cette nature tendre, passionnée, délicate, qui souffre de tout, et qui conserve en elle-même toutes ses souffrances sans jamais les épancher au dehors : tout cela le fatigue, l’abat, l’isole davantage de jour en jour, et de jour en jour le place dans une position plus exceptionnelle.

C’est à cette époque qu’il écrit à un de ses amis : « La vie que je passe à Berlin depuis votre départ et celui de Müller est trop triste et dénuée d’intérêt. J’avais encore deux ou trois maisons où je pouvais aller d’habitude ; mais j’y ai presque entièrement renoncé, et je suis tout le jour dans ma chambre, sans voir du matin au soir un homme qui me dise comment va le monde. Vous savez encore, lorsque vous êtes seul, rappeler par l’imagination dans votre demeure les quatre parties du monde qui vous sont agréables à revoir ; mais moi, malheureux, je dois renoncer à cette consolation.

« La vie avec ses exigences si fortes et sans cesse renaissantes, peut déjà dans un moment d’émotion séparer l’un de l’autre si violemment deux cœurs amis, et à combien plus forte raison, lorsqu’ils vivent éloignés l’un de l’autre ! Alors la consolation dont on a besoin dans des jours malheureux comme ceux que nous avons aujourd’hui, n’est plus à espérer. Bref, depuis que Müller est loin, je le crois mort, et il me cause le même chagrin que s’il l’était réellement. »

Dans une autre lettre il manifeste ainsi son découragement :

« Il y a quelques jours que j’allai chez G. pour lui présenter quelques articles que j’avais faits. Mais cela ne lui a paru être, comme le disent les Français, que de la moutarde après dîner. Vraiment, c’est pour moi une chose étrange que de voir comme tout ce que j’entreprends est chose perdue, et comme, lorsque je me résous à faire un pas hardi, le sol se retire sous mes pieds,»