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CHOIX DE POÉSIES 17 Moi, voilà quarante ans que je vis comme- ça, Partant, quand pointe l'aube, encor gourd de la veille Et revenant fourbu le soir comme un forçat ! Du bonheur? Oui, l'oubli, la nuit, quand on sommeille... Et l'on va vers la Mort, en damnés, comme ça... J'en vois d'aucuns qui roulent ivres, Mais quand ma pauvre vieille pleure, Qu'on est malade ou sans travail, il est des heures Où je voudrais comme eux boire l'oubli de vivre...

Et là-bas, sur le pont où des fantômes passent, On s'accoude : le ciel a des plaies tout en sang, On dirait que du sang suinte au fond de l'espace Et le fleuve au-dessous à des remous de sang... Il y a quelque part... je ne sais... mais je sens... De la souffrance et des malheurs lointains qui passent... Tout au fond au vague des brumes Montent des cheminées — oh ! les gueuses ! — qui fument Comme une forêt sombre en flamme ! C'est là que nous appelle à cris stridents l'usine Qui nous prend tout petits dans le vent des machines, Qui nous casse les os et qui nous tord notre âme... Nous rentrons d'un pas lourd Sur les pavés aigus et blessants des faubourgs, Entre des murs, des clos plâtreux, des toits livides, Et les pauvres taudis dans le soir désolé Ouvrent sur nous de grands yeux vides, Des yeux de pauvre où l'on croit voir des pleurs couler... Et sur le pas des portes Où rôde la bise aigre, Des vieilles, les yeux creux, jaunes comme des mortes, Qui bercent des petiots tristes sur leurs bras maigres, Fous sourient en passant d'un regard malheureux Tel que les gens qui traînent Un cœur lourd de souffrance en échangent entre eux Car il n'est qu'entre nous, allez, qu'on se comprenne... et nous rentrons, honteux, aux rues de crépuscule Et devant nous, la foule Des « gens bien » se recule