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CRÉPUSCULE DES PEUPLES

tout égard vis-à-vis ses semblables, le renversement de toutes les barrières enfermant la brutale ambition de l’or et l’avidité des plaisirs ; pour le contempteur du monde, l’impudente mise à nu des instincts et mobiles bas, qu’on avait jadis coutume sinon de supprimer vertueusement, du moins de dissimuler hypocritement ; pour le croyant, l’affranchissement du dogme, la négation du monde suprasensible, l’adoption du plat phénoménisme ; pour le délicat, désireux d’éprouver des vibrations nerveuses esthétiques, la disparition de l’idéal dans l’art et l’impuissance de celui-ci à provoquer encore des sensations à l’aide des anciennes formes ; mais pour tous, la fin d’un ordre de choses qui, pendant une longue suite de siècles, a satisfait la logique, dompté la perversité, et fait mûrir le beau dans tous les arts.

Une période de l’histoire touche manifestement à son terme, et une autre s’annonce. Toutes les traditions sont traversées d’une déchirure, et demain ne semble pas vouloir se rattacher à aujourd’hui ; ce qui existe chancelle et s’écroule, et on le laisse s’affaler parce qu’on en est las et que l’on ne croit pas sa conservation digne d’un effort. Les idées qui jusqu’à présent ont dominé les esprits sont mortes ou expulsées comme des rois détrônés ; des successeurs légitimes et des usurpateurs se disputent l’héritage. En attendant, l’interrègne existe avec toutes ses horreurs : confusion des pouvoirs, perplexité de la foule privée de ses chefs, despotisme des forts, surgissement de faux prophètes, naissance de dominations partielles passagères et d’autant plus tyranniques. On guette avec impatience ce qui doit venir, sans pressentir de quel côté cela