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son épouse, d’un nouveau limon[1]. La nymphe arriva donc en Égypte, où elle échangea sa forme de génisse contre un autre emblème de sa corne divine ; elle fut la déesse de l’abondance : aussitôt le grain se propage ; et le parfum de ce fruit de Cérès l’égyptienne, jadis ma génisse Io, vole avec les vents qu’il parfume. C’est là qu’elle donna à Jupiter Épaphos, parce que l’époux immortel avait touché de ses mains amoureuses la chaste génisse d’lnachus[2] ; et d’Épaphos naquit Libye. Bientôt Neptune pénétra jusqu’à Memphis à la recherche de cette fille d’Épaphos ; elle reçut pour époux l’habitant des mers devenu voyageur du continent, et elle donna le jour à Bélus, le Jupiter libyen, auteur de ma race. Les sables arides d’Ammon firent alors succéder aux colombes fatidiques de la Chaonie les nouveaux oracles de Jupiter Asbyste. Bélus, mon aïeul, plus heureux dans sa descendance, fit naître cinq fils. Phinée[3] et Phénix[4] ; puis le célèbre Agénor, mon père, qui dans sa vie inconstante habita alternativement Thèbes après Memphis, et l’Assyrie après Thèbes ; le sage Égyptos[5] qui demeura sur la terre égyptienne, malheureux dans sa lignée puisque la nombreuse génération de ses enfants mâles devait avoir un si court destin ; enfin, Danaos[6], l’exilé, lequel arma sa postérité féminine contre la tribu des hommes, en lui offrant un glaive, don nuptial. On vit alors dans les asiles de l’hyménée briller des poignards mystérieux, la couche conjugale rougir de sang, et des femmes armées livrer au dernier sommeil des guerriers sans armes. Mais Hypermnestre[7], détestant les forfaits de ses soeurs, repoussa les décrets d’un beau-père si funeste à ses gendres, livra au vent les ordres paternels, et conserva ses mains pures de ces sanglantes impiétés : un saint mariage l’unit à son époux. Enfin, tout récemment un taureau vagabond et téméraire a enlevé notre jeune sœur, si c’est réellement un taureau. Pour moi, j’ai peine à croire que les bœufs recherchent l’hymen d’une femme. Agénor m’a envoyé, ainsi que mes frères, à la poursuite de notre sœur, comme de ce taureau sauvage, ravisseur d’une nymphe, navigateur étrange d’une mer toujours calme ; et c’est ce qui m’a fait, dans mes courses incertaines, aborder à ce rivage. »

C’est ainsi que Cadmus versait de sa bouche éloquente une parole harmonieuse qui résonnait sous les voûtes du palais, en racontant les menaces furieuses d’Agénor inquiet pour sa fille, le passage à travers la mer Tyrienne du taureau ravisseur, et la nymphe de Phénicie perdue.

Électre à son tour lui adressa ces consolations.

« O mon hôte, abandonnez aux tourbillons du Léthé votre sœur, votre patrie, votre père ; et couvrez-les d’un éternel silence. Telle est la vie des hommes ! une peine y succède à une autre peine[8] ; tout ce qui naît d’une mortelle subit la

  1. Étymologie du Nil. — Ces étymologies du Nil et d’Epaphus ressemblent à des calembours, et pourraient être des traditions égyptiennes que le poète de Panopolis aurait recueillies sur place. Le mot Nil viendrait ainsi d’ἰλύς qui signifie rase, limon.
  2. Épaphus — de iἐπαφή, l’action de toucher. On retrouve ce jeu de mots sur le Nil dans les Éthiopiques d’Héliodore, et presque sous les mêmes termes. ( Liv. 9.) Et Servius, annotant l’hémistiche des Géorgiques : Nilus nigra foecundat arena ; a dit aussi : « Novum enim semper limum trahit qui efficit faecunditatem, unde et Nilus dictus est quasi Νέαν εἴλην, trahens, nam antes Nilus latine Melo dicebatur. » En résumé l’étymologie du Nil n’a pas été jusqu’ici mieux résolue que le problème de ses sources, et néanmoins on a eu recours à bien des idiomes pour éclaircir ce point toujours obscur : tantôt à l’arabe, et à Nahal ou Nahr, qui passerait ainsi de la vallée de l’Égypte au fleuve dont le cours l’enrichit ; tantôt au sanscrit, pour en tirer l’adjectif Nélas, bleuâtre, nuance habituelle de ses eaux, comme les Cyanées prenaient leur nom de l’azur lointain de leurs rochers, Leucade de son blanc promontoire, et la mer Rouge du corail ou des fucus de son lit. Il n’y a certes rien d’étrange à l’étymologie grecque que Nonnos, à son tour, met en avant par la bouche de Cadmus ; j’avoue même que cette origine du mot Nil me semble beaucoup plus naturelle que toutes les autres.
  3. Phinée. — On a déjà vu, à la fin du second livre, les cinq fils d’Agénor : Céphée, Thasos, Cilix, Phinée et Cadmus. Voici les cinq fils de Bélus : Phinée, Phénix, Agénor, Aegyptus et Danaüs. Phinée est l’homonyme de son neveu, et peut être confondu avec lui.
  4. Phénix. — Je ne veux voir en ce Phénix qu’un surnom d’Agénor, ou du moins un de ses frères qui le suivit en Phénicie et ne le quitta pas.
  5. Ægyptus. — Le père des quarante-neuf victimes, et de Lyncée, qui continua la race des rois d’Argos.
  6. Danaüs. — Enfin, le roi bourreau qui va compter ses gendres égorgés : Danaus generos ex caede jacentes Dinumerat, summae criminis unus abes. (Ovide. Hér. XIV, v. 80.) Cadmus ne parle qu’avec répugnance de ces horribles noces des ses arrière-cousines, qui font peu d’honneur à sa race ; et il emploie, pour les désigner, des expressions obscures et presque énigmatiques, à la manière de Lycophron.
  7. Hypermnestre. — A jamais mémorable ; C’est là ce que signifie son nom ; elle a inspiré cette sublime expression d’Horace splendide mendax, et ce vers moins connu d’Ovide : Femina sum, et virgo natura mitis et annis. (Hér. XIV, v. 56.) Elle fut bien plus célébrée encore par la muse latine que par les Grecs ses compatriotes ; un poète chrétien signale ainsi sa piété conjugale : Aspicias illam sibi parva paventem Et pro dimisso tantum pallere marito. (Sid. Apoll., Carm. XV, v. 72.)
  8. Vers d’Euripide. — Ainsi dit Hécube dans Euripide : « O ma fille ! parmi tant de maux, je ne sais auquel m’arrêter ; si un malheur m’atteint, l’autre ne me quitte pas. Bientôt une nouvelle infortune m’appelle, et la douleur succède à la douleur. « (Eurip., Héc., v. 575.)