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variés d’un splendide festin. Mais Cadmus baisse la tête vers la terre et cherche à cacher aux serviteurs du roi ses yeux inquiets ; il mange à peine ; ses regards s’arrêtent à la dérobée sur la nymphe hospitalière assise en face de lui ; et il ne tend vers la table qu’une main sobre et timide.

Pendant le repas, les flûtes animées des Corybantes de l’Ida se succèdent rapidement l’une à l’autre, et résonnent au loin. Leurs doigts, qui dansent sur les trous multipliés de leurs chalumeaux, pressent l’air, et luttent d’agilité avec les accords de la flûte mélodieuse ; le double airain des cymbales tournoyantes et frappées en cadence mêle à ce concert réuni ses vibrations sonores, pendant que les sept cordes tendues de la lyre retentissent aussi sous l’archet.

Enfin, après le festin, Cadmus, rassasié des sons de la flûte de Bistonie[1], approche son siège de la reine qui l’interroge avec bienveillance ; puis, négligeant l’histoire de son errante et triste navigation, il raconte son illustre origine ; et les récits des fables antiques coulent à longs flots de sa bouche.

« Ô nymphe vénérée, pourquoi vous informer de mon sang ? je compare les générations des hommes aux feuilles[2] : les vents impétueux en jonchent la terre quand vient l’automne, jusqu’à ce que la saison du printemps renouvelle la parure des arbres des forêts. Il en est ainsi de la courte durée des humains : ceux-ci meurent au plus beau de leur carrière ; les uns fleurissent à peine, qu’il leur faut céder la place à d’autres[3], et les siècles glissent incessamment et s’écoulent de la vieillesse à la jeunesse qu’ils viennent de créer. Mais voici quelle est ma race illustrée par tant de nobles noms.

« Il est une ville célèbre, Argos, renommée par ses coursiers, le séjour de Junon, le centre de la péninsule de Pélops ; c’est là qu’Inachus, illustre citoyen de la terre qui porte son nom, parmi les filles dont il a été père, a vu naître la belle Io[4] ; le pieux Inachus qui, le premier, combina dans ses profondes méditations les redoutables mystères de Minerve, la déesse protectrice des villes, et qui, par respect et pour Junon, refusa d’avoir pour gendre Jupiter le chef des dieux, le roi des astres. Là, changée de forme et devenue génisse, Io partageait dans les champs les pâturages des troupeaux ; Junon lui donna pour pasteur le vigilant Argus armé d’yeux infaillibles : il avait à surveiller l’union clandestine de Jupiter, mais d’un Jupiter invisible ; et la jeune fille n’allait plus à la prairie qu’en tremblant sous les regards multipliés de son gardien. Tout à coup, piquée par un taon dévorant, elle fend de ses ongles furieux les flots de la mer Ionienne, et va aborder en Égypte sur les bords de mon fleuve natal. Les habitants de son rivage ont donné à ce fleuve le nom si célèbre de Nil parce que, chaque année, il sort de son lit humide pour recouvrir

  1. La Bistonie ou la Thrace. — La Thrace ou la Sithonie s’appelait Bistonie aussi. (Voir Hérodote, liv. VII, c. 110.)
  2. Les hommes et les feuilles. — Ici la paraphrase saute de l’Odyssée à l’Iliade (liv. VI, v. 145). Mais, de tous les imitateurs de la sublime comparaison d’Homère, nul, sans en excepter Aristophane, Pindare et Euripide, ne s’est élevé si haut que Fénelon dans cet admirable passage de Télémaque : « Les générations des hommes s’écoulent comme les ondes d’un fleuve rapide ; rien ne peut arrêter le temps qui entraîne après lui tout ce qui paraît le plus immobile. Toi-même, ô mon fils, mon cher fils, toi-même qui jouis maintenant d’une jeunesse si vive et si féconde en plaisirs, souviens-toi que ce bel âge n’est qu’une fleur, etc., etc. » Il n’est pas défendu de penser aussi que Nonnos, le poétique commentateur de l’Évangile, n’a pas eu uniquement en vue le discours de Glaucus si merveilleusement mélancolique, mais qu’il avait sans doute lu le livre de Job, où se trouve l’image qu’il a reproduite : Iste moritur robustus et sanus, felix et dives ; alios vero moritur in amaritudine animae, absque ullis opibus, et tamen simul in pulvere dormient.
  3. La rapidité de la vie. — Enfin cette touchante similitude d’Homère, qui de nos jours devait avoir tant d’échos, faisait aussi les délices de l’antiquité, puisque Manéthon interrompt, pour la rappeler, sa contemplation des astres. « Le plus sage des humains, Homère, a dit de sa bouche sacrée, de ses lèvres d’ambroisie et de son imagination de nectar, quand il parle des générations des hommes que le temps multiplie et emporte comme les feuilles que le vent jette à terre, etc. » Χείλεσιν ἀμβροσίοις, καὶ νεκταρέῃ διανοίῃ. (Manéthon, Apotelesm., l. V, v. 12.)
  4. Io. — L’histoire d’Io est la base des raisonnements (raggionamenti) de Fiammetta, aimée de Boccace, dont il fit l’héroïne d’un de ses romans, tout comme une autre Napolitaine devait présider, cinq cents ans plus tard, à une confidence de Lamartine : Graziella, sœur jumelle de la charmante Nisida, que le comte de Forbin venait de créer pour le bonheur de Charles Barrimore. Toutes trois étaient filles de ces beaux rivages que baigne une mer si azurée entre Ischia et le Vésuve : l’une, Fiammetta, fille du roi Robert ; les autres, Nisida et Graziella, nées de quelques pécheurs obscurs des îles du golfe enchanté. Mais si Graziella, qui ne savait pas lire, eut un grand poète pour transcrire ses douces pensées, Fiammetta inspira de son côté l’amour des lettres au créateur de la prose italienne, passé maître en mythologie et en science de la généalogie des dieux. Voici ce qu’elle dit au septième livre de ses tendres complaintes en peu de lignes, qui renferment toute la fable d’Io : La fignola d’ lnaco, transmutata in vacca, guardata da Argo, ad instanza di Giunone… morto Argo, con grave corpo leggerissimamente trasportata in Egitto, e quivi in propria forma tornata, e maritata ad Osiri, felicissirna reina si vidde. (Boccace, Fiamm., liv. VII.)