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puis la Divinité reprend sa forme, déploie ses ailes, et remonte dans les airs.

Le héros parcourait du regard ce palais, œuvre habile du laborieux Vulcain, que le dieu de Lemnos avait jadis construit pour la nymphe Électre, et embelli de tout l’éclat de l’art de Myrine[1]. Le large seuil de la demeure entièrement neuve est d’airain. Les deux battants des grandes portes s’ouvrent sur de longs vestibules richement sculptés, et un dôme arrondi dresse au milieu et au dessus du toit sa tête centrale. De ce seuil jusqu’au fond de l’édifice, les parois des murs sont revêtues de cailloux de diverses couleurs enchâssés dans le gypse le plus blanc. Près des portiques, devant et sur les côtés du palais, le jardin se charge, sur une espace de quatre arpents, de fruits humides de rosée. Le palmier mâle y étend son feuillage et y confie son amour au palmier femelle[2]. Le poirier aux nobles fruits, croissant à côté des poiriers de son âge, y murmure sous le vent du matin ; près de lui, les haleines embaumées courbent les rameaux de l’onctueuse olive et entrelacent au laurier, dont la pudeur se refuse aux souffles du printemps, les feuilles du myrte, ainsi quo l’ondoyante endure du cyprès à la belle tige. Le fruit violet et succulent du figuier se mêle à la grenade savoureuse et pourprée ; l’orange s’épanouit sur l’orange qui la touche ; les hyacinthes aimés et pleurés de Phébus varient les couleurs de leurs lettres végétales et de leurs calices expressifs. Quand Zéphire soufflait sur ce fertile jardin, Apollon dirigeait son regard immobile et insatiable de désirs vers son favori ; puis, dès que la moindre haleine faisait pencher la tige, il se souvenait du disque, et se désolait de voir son rival effleurer l’enfant même dans ses feuilles. La fleur dans sa forme imite les larmes du dieu, s’il est vrai qu’Apollon ait pleuré de ses yeux qui ne connaissent pas les larmes, et qu’en le voyant palpiter encore sur la poussière il ait gravé sur l’hyacinthe le cri du deuil qu’y inscrivit la nature.

Tels étaient ce jardin et ses ombrages. Tout auprès coule une source à deux tuyaux, l’un qui désaltère les habitants, l’autre d’où le jardinier conduit par un lit détourné les eaux abondantes d’une plante à l’autre, et dont le flot murmure aussi tendrement que si Apollon l’eût versé lui-même sur les pieds de Daphné. De nombreux et élégants adolescents en or, les pieds posés sur un socle, supportent, dressés en face des convives, les flambeaux destinés aux festins du soir[3]. Des chiens imités et symétriquement pareils, rangés en silence des deux côtés de la porte, ouvrent artistement, et comme s’ils étaient animés, leurs gosiers factices ; puis, à l’approche d’un ami, le chien d’or, pour l’accueillir. gonfle son gosier et aboie en même temps que le chien d’argent son voisin ; c’est ainsi que sur le passage de Cadmus, il fit entendre une voix hospitalière, et remua sa queue artificielle et caressante[4].

  1. Myrine. — Les Cyclopes, orfèvres primitifs, habitaient Lemnos. Myrine y donna son nom à la ville principale, fondée par le roi Thoas, son mari ; et c’est de là que Nonnos appelle l’orfèvrerie l’art myrinéen. Je n’en dirai pas davantage sur ce sujet, pour ne pas encourir l’anathème que prononce un ancien poète anonyme dans cette épigramme de l’Anthologie latine : Inter Amazonidas quae insula celsa Tritonis Hespera progenuit, qui me nescire Myrinam Dixerit, ignarum sese fateatur oportet Eximiae laudis.
  2. Le palmier. — Un jour que, de grand matin, je consultais le secrétaire perpétuel de l’Académie française sur mes tentatives de traduction, et que je recueillais de sa bouche spirituelle des conseils que son habile plume n’a pas légués encore à la postérité ; à ce passage des palmiers, mon bienveillant auditeur m’arrêta : « C’est une gracieuse image, » me dit-il, « que votre poète avait tout près de lui sur les rives du Nil, mais que peut-être il a empruntée aux bords du Tibre. Nutani ad mutua palmae foedera, dit Claudien ; et cet hémistiche est bien digne du brillant épithalame d’Honorius et de Marie. — Sans doute, » ajoutait M. Villemain, « il faut choisir dans ces poésies latines qui ont suivi les chefs-d’œuvre du siècle d’Auguste ; mais le labeur des recherches porte presque toujours son fruit. Je ne m’étonne pas que vous ayez voulu suivre jusque sur le sol adoptif de l’Égypte un filon égaré de ces mines grecques, si abondantes à toutes les époques. Quant à moi, je vous exhorte à ne pas perdre courage devant les difficultés ou même l’aridité de la tâche ; exhumez hardiment Nonnos de la tombe où on l’oublie ; et ne croyez pas votre peine perdue, n’en dût-il rester que quelques fragments, ou même quelques vers du plus bel idiome du monde. »
  3. Les candélabres. — « Caranus au banquet de ses noces, » dit Athénée, « comme le jour finissait et qu’on buvait encore, fit lever le rideau derrière lequel parurent tout à coup, dressés par des ressorts, des Amours, des Dianes, des Égipans, des Mercures et beaucoup d’autres statues de même sorte, portant en guise de torches du des lampes d’argent. » (Athénée, liv. IV, ch. 2.). Dans les temps héroïques, et Casaubon dit à son tour, dans les siècles grossiers encore, où les lampes n’étaient pas connues, « des statues de jeunes hommes, placées dans les angles des salles à manger, soutenaient des flambeaux pour éclairer les repas. » Si non aures sunt juvenum simulacra per aedes. (Lucret.. l. II, v. 24). Si du luxe trompeur la magique élégance N’a point, pour soutenir tes superbes flambeaux. En statue, avec art, transformé les métaux. (De Pougeville.) En vérité, je ne puis croire, pour plaire à Casaubon, que la lampe huileuse, si imparfaite malgré tant d’améliorations récentes, qui m’éclaire pendant que j’écris ces lignes, soit un raffinement de notre époque, préférable aux nobles statues des candélabres primitifs.
  4. Imitation de l’épisode de Nausicaa. — La nuée qui cache Cadmus, le seuil d’airain du palais, toute cette architecture antique rajeunie par quelques inventions plus récentes ; les chiens d’argent et d’or, les jardins d’Alcinoüs copiés dans leur magnificence et leur étendue, en arbres fruitiers nommés de nouveau, un à un, et dans le même ordre, le zéphyre d’Homère, à qui, chez Nonnos, Apollon et Hyacinthe font cortège enfin les deux fontaines, et çà et là certains hémistiches empruntés intégralement à l’Odyssée : voilà ce qui constitue une véritable compilation ; et, après tout, elle me semble fort préférable aux Allégories de Tzetzès, récemment exhumées de la bibliothèque du Vatican. L’hexamètre de Nonnos conserve toujours au sujet le ton épique et une certaine élégance, que le vers politique, si rapproché de la prose, ne respecte jamais. Le style de Tzetzès porte en lui, même dans son histoire, je ne sais quoi de vulgaire ; et, quand il s’applique aux récits héroïques, il les rapetisse, et se place, pour ainsi dire, à égale distance du modèle et de la parodie ; sorte de milieu entre Homère et Marivaux, dont l’Iliade travestie pétille au moins, dans son cynisme, de bouffonnerie et d’esprit.