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qui plongent dans le calme et le silence des ondes. Bientôt le vent siffle dans les cordages entrelacés ; les antennes mugissent ; la voile se gonfle et s’arrondit sous l’effort des brises directement favorables. Le flot mobile se déchire et se referme aussitôt : l’eau s’enfle tout écumeuse ; le vaisseau se hâte vers l’espace, et fait bourdonner les vagues bruissant autour de sa carène, tandis qu’à son extrémité, la pointe du gouvernail fend leurs sommets recourbés, et trace son sillage sur la surface blanchissante de la mer.

Après dix aurores qui se levèrent sans orage, Cadmus, porté par les vents favorables de Jupiter, atteignit près de Troie le passage maritime d’Hellé ; là, a fut repoussé et entraîné par un vent violent vers Samos, en face du belliqueux Scamandre ; Samos[1], voisine de la Sithonie où Harmonie, vierge encore l’attendait. La tempête prophétique envoyait ainsi son vaisseau sous les auspices de la déesse Rhéa, dans les parages de la Thrace. Les matelots, joyeux d’approcher de la terre et d’apercevoir à côté d’eux la flamme vigilante de la torche de Samos, plient les voiles ; ils amènent le vaisseau dans un port sans vague, et effleurent du bout de leurs rames des eaux calmes, et font aborder aux abris de la rive. Le rocher percé reçoit alors les câbles du vaisseau immobile ; et, quand Phaethon disparaît, les ancres à la dent recourbée mordent un sol humide et profond. Après le repas du soir, les navigateurs trouvent un lit naturel sur l’arène du rivage ; et le sommeil vient s’appesantir insensiblement sur leurs yeux fatigués.

Mais bientôt vers le point où le brûlant Euros rougit, l’aurore, repoussant le crépuscule, après avoir rasé les pics de l’Ida troyen, et illuminé les sombres flots de la mer lointaine, paraît pour éclairer le port Vénus qui veut unir Cadmus à Harmonie, aplanit les vagues sous un calme silencieux et insurmontable. Déjà l’oiseau matinal chante et fend les airs ; déjà les troupes de Corybantes, armés de casques, font retentir dans leurs solitudes la danse armée de Gnose sous leurs pas mesurés. La flûte à deux sons répond au bruit belliqueux du fer qui frappe à la ronde alternativement le bouclier ; elle presse le rythme et marie aux élans des danseurs ses propres accords. Les chênes murmurent, les rochers mugissent, les forêts se balancent comme animées par un mouvement intelligent. Les Dryades s’agitent ; les ours tournent dans leurs sauts rapides comme s’ils avaient la cadence ; les lions imitent à l’envi par leuss rugissements les cris mystiques et réglés dans leur fureurs des prêtres Cabires ; enfin, les flûtes sacré qui célèbrent Hécate, l’amie des chiens[2], ces flûte à un seul tuyau que, dans l’âge de Saturne, l’art forma d’une corne polie, résonnent incessamment.

A ce tumulte sonore des bruyants Corybantes Cadmus s’éveille le premier ; et, couchés tous ensemble sur le rivage, les matelots de Sidon, entendant les

  1. Samothrace. — Il y a entre le Scamandre et la Samos de Cadmus, qui était aussi la Samos d’Homère, toute l’épaisseur de la Chersonèse de Thrace. La torche toujours allumée sur les hauteurs de Samos serait une heureuse idée, même quand ce ne serait pas un emprunt au culte cabirique ; elle pourrait désigner aussi un petit volcan, frère du Mosychlos, la retraite lemnienne de Vulcain. Ici ce phare éternel signale de nombreux écueils et bien peu d’abris. Samothrace est Ille la moins abordable de l’Archipel, au dire de Pline : importuosissima omnium. (Liv. IV, c. 23.)
  2. Hécate. Je croyais Hécate l’amie des chiens, puisqu’elle n’est autre que Diane, la grande chasseresse ; mais voilà que l’épithète κυνοσφαγὴς de Lycophron (v, 77), accompagnée des autorités de Lucien et de Plutarque, m’apprend qu’on lui sacrifiait des chiens parce que leurs aboiements mettent en fuite les spectres protégés par la déesse des enchantements : « Ces mauvais fantômes de la nocturne Hécate, » comme dit saint Grégaire de Nazianze, Καὶ νυχίης Ἑκάτης κακὰ φάσματα ; Nonnοs l’appelle ici φιλοσκύλακος, et ne craint pas de se placer en opposition même avec Théocrite, Τὰν καὶ σκύλακες τρομέοντι. (ldyll. II, v. 12.) Il faudrait donc peut-être lire φαγοσκύλακος, et faire d’Hécate la plus terrible ennemie de la gent canine. Mais moi, qui aime les chiens par reconnaissance pour leur fidélité et leurs talents ; moi, qui me complais dans la leçon primitive fondée sur ce dicton de Plutarque-Amyot (Is. et Os. § 71) Diane qui chasse la nuit, Le chien est son plaisant déduit ; moi, enfin, qui lis dans Orphée l’attribut σκυλακῖτις, commun à Diane et à Hécate (hymne 35 et prière, v. 48 ), je ne changerai rien à mon texte jusqu’à plus ample informé.