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autant d’enchantement et d’attrait que j’en ai ressenti dans les bras d’Europe[1].

Après ces mots, Jupiter, sous la forme du taureau, se retire sur le mont Taurus qui lui doit son nom. Cadmus alors, déguisé sous les habits champêtres d’un véritable pasteur, appuyé contre un chêne de la forêt voisine, accorde ses chalumeaux et fait entendre aux oreilles de Typhée un son séducteur, léger et doux, qui s’échappe de ses joues gonflées. Épris de l’harmonie, le géant accourt en rampant à ce son perfide : et, se rapprochant, par tous les anneaux de son corps, de l’entraînante mélodie et de la flûte enchanteresse, il oublie dans la grotte, auprès de la Terre sa mère, les armes brûlantes de Jupiter.

Quand il le vit prés de la forêt, Cadmus fit semblant de s’effrayer, et se cacha dans le creux d’une roche. Mais le monstrueux Typhée qui de sa haute tête l’avait vu fuir, l’appelle d’abord par des signes muets ; puis, sans se douter de la ruse harmonieuse et de la trame qui prépare sa mort, il se met en face du berger, lui tend une de ses mains droites ; et tachant de sourire d’un visage à demi humain et rouge de sang, il lui adresse ces présomptueuses paroles :

« Berger, pourquoi me craindre ? Pourquoi cacher ta main sous tes vêtements ? Serait-ce un honneur pour moi d’attaquer un mortel, après Jupiter ? Serait-ce un honneur de m’emparer d’une flûte après avoir conquis le tonnerre ? Qu’y a-t-il de commun entre les chalumeaux et la foudre ? Garde ta musette. Typhée possède maintenant un autre instrument olympien qui résonne de lui-même, divin. Jupiter, privé de son écho habituel et de ses nuages, assis a l’écart, les mains désarmées et silencieuses, peut avoir besoin de ton humble flûte. Quant à moi, je n’ajuste pas rang par rang de vils roseaux à des roseaux flexibles ; mais, roulant les nues sur les nues, je frappe le ciel de coups redoublés et retentissants.

«  Nous allons, si tu le veux, établir une lutte amicale ; anime tes roseaux ; je ferai résonner mon tonnerre. Tu enfles et allonges tes joues pour en faire sortir une faible haleine, tandis que mes foudres mugissent excités par les souffles violents de Borée. Pasteur, je t’offre une récompense de ton chant ; lorsque j’occuperai le trône et le sceptre de Jupiter, je t’enlèverai de la terre au ciel avec ta musette, et même, si cela te plaît, avec ton troupeau. Je ne veux pas t’en séparer, bien au contraire. Je mettrai tes chèvres sur le dos du Capricorne qui est de leur race ; ou bien près du Cocher qui, dans la sphère, touche de son bras étoilé l’astre de la Chèvre olénienne[2]. Tes boeufs, j’en ferai des constellations de l’Olympe, et les placerai soit sur la large encolure du Taureau pluvieux, soit près de la zone humide où les bœufs de la Lune laissent échapper de leurs ardents gosiers de sonores beuglements. Tu n’auras nul besoin de ta petite cabane. Au lieu de ta forêt, les Chevreaux du ciel partageront avec toi leur étincelant bercail. Je te

  1. … à fait moderne, comparativement à Homère, qui anime cette poésie. Certaines expressions y tournent à l’épigramme, comme le δείδια. Je crains aussi que dans la Grèce, mère des fables, etc. » A part le jeu de mots sur Harmonie, qui va jusqu’au calembour, je ne trouve, l’avouerai-je, à cette harangue de Jupiter, ni l’esprit moderne, ni la tournure épigrammatique ; et le δείδια cité ci-dessus est une réminiscence d’Homère lui-même (Iliade, V1,442), dont ce morceau tout entier n’est qu’une imitation élégante, je dirai même simple, autant que Nonnos peut atteindre à la simplicité. C’est quand le maître des dieux s’adresse à Éros qu’il me paraît, dans son style confus et antithétique, mériter le reproche de modernité que le critique russe lui fait ici.
  2. La chèvre olénienne. — C’est Amalthée, chèvre native d’Olénos, dans le Péloponnèse ; elle donna son lait à Jupiter, qui, en récompense, en fit une constellation : …Et oleniae sidus pluviale capellae. (Ovid., Métam, III, v. 504.)