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la terre que Jupiter rend navigable, ou la mer qu’il sillonne des roues de son char ? C’est là pour moi une navigation inconnue. Serait-ce donc que la Lune, entraînée par l’un de ses taureaux rebelles, a quitté la route des cieux pour cheminer au sein des ondes ? Mais non ; Thétis elle-même favorise sa course ; et le bœuf marin n’a rien de semblable au bœuf terrestre, car il a le corps d’un poisson. Ici, loin d’être guidé sans frein par une Néréide nue, c’est une Néréide aux longs voiles qui conduit ce taureau, piéton inaccoutumé des eaux. Serait-ce donc Cérès, parée de ses épis, qui déchire le dos azuré des mers sous les pieds d’un bœuf ? Mais alors, ô Neptune, tu peux donc aussi quitter tes abîmes, promener la charrue sur l’aride surface du sol, et, creusant avec tes vaisseaux les sillons de Cérès, livrer aux vents du rivage une navigation terrestre. Taureau ! tu t’égares loin des pâturages. Nérée n’est pas bouvier ; Protée ne laboure jamais ; Glaucos n’est pas cultivateur. Il n’y a ici ni le jonc des marais, ni l’herbe des prairies ; mais des nautoniers d’une mer qui porte des vaisseaux et non le fer du sillon ; une mer dont nous fendons les flots toujours stériles avec le gouvernail et non avec le soc. Les serviteurs de Neptune n’ensemencent pas des guérets. Leurs plantes, ce sont les algues ; l’eau est leur grain ; leurs laboureurs sont des matelots, leurs champs la mer, la rame leur charrue. Mais quoi ! tu emportes une vierge ? Les taureaux amoureux enlèvent-ils donc aussi des femmes ? Ou bien Neptune, déguisé sous la forme du bœuf cornu des fleuves, a-t-il encore ravi quelque jeune fille ? Aurait-il tramé quelque nouvelle ruse après ses récentes amours avec Tyro lorsque, hier encore, pour la séduire, il empruntait les flots et le murmure du fleuve Enipée »

Ainsi parle, dans sa surprise, le matelot grec qui passe sur les mers. Cependant, la Nymphe, présageant son union avec le taureau, arrache sa chevelure et dit d’une vois plaintive.

« Onde sans écho, et vous rives insensibles, dites à ce taureau, si du moins les bœufs ne sont pas sourds aussi : Barbare, prends pitié d’une fille innocente ! Dites, rivages maritimes, dites pour moi au père qui me chérit qu’Europe abandonne sa patrie, entraînée par un taureau ravisseur, nautonier et bientôt époux si je ne m’abuse. Haleines qui nous entourez, portez ces boucles de mes cheveux à ma mère[1]. Et toi, Borée, je t’en conjure, prends-moi sur tes ailes, tomme tu as enlevé ta Nymphe athénienne[2]. Mais tais-toi, malheureuse, et ne va pas exciter l’amour de Borée, après l’amour du taureau, »

Ainsi disait la Nymphe que le taureau emporte sur les mers[3].

Cependant Cadmus[4], errant de rivage en rivage, dépassait les traces incertaines d’Europe et de son amant. Il parvint à la grotte sanglante des Arimes[5], quand les collines, chancelant sur leur base, vinrent secouer les portes de l’Olympe, ce même

  1. Imitation d’Apollonlus de Rhodes. — Ici ce n’est plus Homère qu’imite notre poète, c’est Apollonius de Rhodes. Europe, comme Médée, envoie à sa mère les tresses de ses cheveux ; et toute deux obéissent à la coutume antique. « Quand le doux chant d’hyménée vient inquiéter sur leur couche les jeunes filles, et qu’elles offrent les prémices de leur chevelure intacte jusqu’alors… » (Callimaque, Délos, v. 206.)
  2. La nymphe athénienne. — Oritthyie était fille d’Érechthée, roi d’Athènes. Borée, roi de Thrace, ou le vent qui souffle du nord, l’enleva, Pavidamque metu caligine tectus Orythylan amans fulvis amplectitur alis. Ovide, Mét., I, VI, v. 710.) Et, en ma qualité de traducteur du poète le plus mythologique de l’antiquité, je préfère l’absurdité de ce mythe à la légende vulgaire de Socrate (Platon, Phèdre. § 3), qui fait périr Orithyie renversée par un vent impétueux sur les rochers de l’llissus.
  3. Enlèvement d’Europe. — On peut comparer au récit de Nonnos la spirituelle narration d’Ovide (Métam., liv. II, v. 850), les plaintes lyriques d’Horace (liv. III, ode 27), un fragment d’Anacréon, et mieux encore l’Enlèvement d’Europe, le chef-d’œuvre de MoscIus. Le poète épique de Panopolis, en les imitant les uns et les autres, mais surtout le dernier, reste éloigné de la gracieuse élégance du chantre sicilien, autant que celui-ci de la simplicité bucolique de Théocrite.
  4. Cadmus. — le nom de Cadmus, qui va se répéter si fréquemment dans le cours du poème, est prononcé ici pour la première fois ; il me servira de prétexte a traduire toute une historiette de Conon que Photius nous a conservée. — « La phrase de ce narrateur est attique, » dit-il, « dans la composition et la diction ; il est gracieux, aimable, mais il a quelque chose de contourné, qui l’éloigne des idées reçues. » Et c’est ce qu’il est facile d’apercevoir dans ce récit. « L’île de Thase est ainsi appelée du frère de Cadmus. C’est la que Cadmus quitta Thasos en lui donnant une moitié de son armée ; et, comme c’était un homme très puissant lui-même parmi les Phéniciens, il fut envoyé par leur roi en Europe. Ceux-ci dominaient en Asie et possédaient aussi le royaume de Thèbes en Égypte ; Cadmus ne fut pas, comme le croient les Grecs, envoyé à la recherche de la fille du roi de Phénicie, Europe, que Jupiter aurait enlevée sous la forme d’un taureau, mais il se servit du prétexte du rapt de sa sœur pour parcourir l’Europe et s’y établir : d’où la fable des Grecs sur Europe. Dans sa circumnavigation européenne, il laissa, comme nous l’avons dit, Thasos, son frère, dans l’île de ce nom, vint en Béotie, y fonda la ville qu’on nomme Thèbes, et en éleva les remparts à l’aide de ses compagnons ; il lui donna le nom de sa Thèbes paternelle. Les Béotiens d’abord avaient, en se réunissant, vaincu les Phéniciens, qui, par leurs embûches, leurs stratagèmes et l’aspect inaccoutumé des armes, l’emportèrent bientôt, car jusqu’alors les Grecs n’avaient connu ni le casque ni le bouclier. Cadmus, maître du pays, ses ennemis étant retournés chacun cher eux, établit les Phéniciens dans Thèbes et épousa Harmonie, fille de Vénus et de Mars. Il resta ainsi de ces armes et de ces embûches, dans l’esprit des Béotiens, l’idée que Cadmnus et ses guerriers sortaient tout armés de terre ; et on les appela Spartes, comme s’ils avaient été semés sur place. Voilà ce qu’il y a de vrai sur Cadmus et son séjour à Thèbes ; tout le reste est fable et fait pour charmer l’oreille : τὸ δέ ἄλλο, μύθος καὶ γοητεὶς ἀκοῆς. » (Conon, ap. Phot. Hist. 37.)
  5. La grotte des Arimes. — L’antre aux mille noms, comme l’appelle Pindare, après avoir été l’habitation de Typhée en Cilicie, Εἰν Ἀρίμοις, ὅθι γασὶ Τυφωέος ἔμμεναι εὐνάς. Hom. Il, II, 783.) devint son tombeau en Italie, s’il faut en croire Virgile, Inarime Jovis imperiis imposta Typhoeo… (En, IX, v. 716) Car ce nom d’lnarime, né du vers d’Homère, fut donné aussi à Pithécuse, l’île d’Ischia, que le géant fatigue encore de ses convulsions souterraines. — Quelque plaisir que j’aie ainsi à reconnaître dans le mont Epomée, qui a fait si souvent le charme de mes yeux, un rejeton volcanique de Typhée, je ne puis m’empêcher de penser que le Titan, sans sortir du pays qui le vit naître, aurait trouvé sous le mont Taurus, dont j’ai tant admiré les sommets et les neiges, une tombe tout aussi digne de lui : et c’est aussi la pensée de Strabon. — Suivant Nicandre, mythographe perdu, dont Antoninus Liberalis nous a conservé ce passage : « Typhon fils de la Terre, était un génie d’une forme monstrueuse et mixte et d’une force immense (ἐξαίσιος, immanis) Il était né avec une foule de têtes, d’ailes, de mains et de dragons autour des membres. Il jetait à la fois tous les cris ; et rien ne résistait à sa vigueur. Il voulut détrôner Jupiter : à cette attaque, tous les dieux s’enfuirent en Égypte, moins Jupiter et Minerve. Typhée