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membres du berger impie, il en étendit la peau sur un arbre et en fit une outre gonflée, pour punir sa flûte provocatrice. Commencez donc, ô déesse, les recherches vagabondes de Cydmus.

Déjà Jupiter aux cornes élevées, taureau sur le rivage de Sidon, avait exhalé, d’un gosier mensonger, un amoureux mugissement ; déjà il avait adouci ses regards ; et l’enfant Éros soulevait et entourait de ses mains comme d’une double chaîne une femme. Le taureau navigateur s’approche, tend son cou arrondi, plie les genoux, et, soumettant son dos abaissé à la jeune fille, il enlève Europe[1] ; puis, s’avançant rapidement dans la mer, il fend les flots de ses pieds, mais sans bruit et sans secousse. Ainsi naviguait la nymphe saisie de terreur, et pourtant immobile et hors de l’atteinte des vagues. On eût dit Thétis, Galatée, Amphitrite ou Vénus assise sur un Triton. Neptune, cependant, s’étonne de ce nageur aux pieds arrondis. Aux mugissements trompeurs de Jupiter, Triton répondait par l’écho de sa conque, et par les chants de l’hymen, Nérée montrait à Doris cette femme enlevée et ce nautonier cornu et étranger, objets à la fois de crainte et d’admiration. De son côté la nymphe, emportée par son ravisseur sur cette nef submergée à demi, tient la corne comme un gouvernail, et tremble pour son passage à travers l’onde orageuse ; le Désir lui sert de pilote ; le rusé Borée, enivré d’haleines amoureuses, enfle les plis de sa robe, et, rival jaloux, il murmure autour du voile de son jeune sein. Ainsi quand, assise sur un dauphin, une des Néréides vient surveiller les eaux et dominer leur calme surface, elle agite sa main et semble nager : l’humide compagnon, qui la préserve des vagues, la promène sur son dos recourbé, et tend sa queue qui fend les flots en y creusant un double sillon ! tel s’avance le divin taureau. Éros, devenu bouvier[2], fouette de son écharpe ce cou asservi pendant qu’il nage, et, portant son arc sur son épaule comme un aiguillon[3] pastoral, il dirige à l’aide de cette houlette de Vénus l’époux de Junon deus les pâturages humides de Neptune. Les joues virginales de Pallas qui n’a pas eu de mère rougirent en voyant son père, le fils de Saturne, conduit par une femme.

Mais la mer et le passage au milieu des flots ne peuvent éteindre l’ardeur de Jupiter. N’est-ce pas dans leurs profondeurs que, pour créer Vénus, l’onde s’est grossie d’un germe céleste ? Europe gouverne, pilote et fardeau à la fois d’une traversée sans bruit et sans écume[4].

En apercevant cette ingénieuse imitation du trajet rapide d’un vaisseau, un Grec, matelot expérimenté, s’écrie : « Ô mes yeux ! Quel est donc ce prodige ? d’où vient qu’un bœuf fend les vagues et abandonne ses prairies pour nos flots indomptés ? Est-ce

  1. Europe. — Europe aux larges yeux (εὐρὺς ὤψ), était née à Sarepta, s’il faut en croire Lycophron. « Les sangliers de l’Ida, les curètes, s’emparèrent de la génisse de Sarepta. » (Πόρτιν Σαραπτιάν, v. 1298.) Quand on me montrait sur les bords de la mer Phénicienne, entre Tyr et Sidon, le village du prophète Élie, debout sur les décombres de Sarepta, « la ville des Sidoniens  » (Bible, les Rois, liv. III, ch. 17), je ne savais pas que cette bourgade d’Arabes avait aussi une légende mythologique.
  2. Éros, bouvier. — Ce singulier titre d’Éros rappelle l’élégante idylle, ou plutôt l’épigramme de Moschus, l’Amour laboureur : « Le méchant Amour, déposant son arc et son flambeau, prend l’aiguillon, et met le sac des semailles sur son épaule ; puis, soumettant au joug des taureaux laborieux, il ensemence les sillons de la féconde Cérès ; enfin, menaçant du regard Jupiter lui-même : Fertilise ces champs, lui dit-il, taureau d’Europe, si tu ne veux que je t’attelle aussi. »
  3. L’aiguillon. — Au mot matis, κεστῷ, ceinture, porté par les anciens manuscrits et conservé par l’édition de Graefe, j’ai substitué le mot κέντρῳ, aiguillon ; et je me persuade que c’est la version véritable.
  4. Europe en mer. — Ce tableau rappelle le cygne de Buffon : « La queue est un vrai gouvernail ; les pieds sont de larges rames, et ses grandes ailes, demi-ouvertes au vent et doucement enflées, sont les voiles qui poussent le vaisseau vivant, navire et pilote à la fois. »