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loi fatale du fuseau des Parques ; j’en suis la preuve, moi qui suis reine en ce moment, et qui ai jadis été l’une de ces Pléiades[1] dont la même mère, invoquant sept fois le secours d’Ilithye, n’a vu sortir que sept filles de son sein douloureux ; oui, j’en suis la preuve, moi qui demeure si loin de la maison paternelle, moi qui ne vis jamais auprès de moi aucune de mes soeurs, ni Stéropé[2], ni Maia[3], ni Céléno[4] ; moi qui n’ai jamais pu faire sourire dans mes deux bras et presser sur mon cœur Lacédémon, le fils de ma sœur Taygète[5] ; enfin, moi à qui il est refusé d’entrevoir la maison d’Alcyoné[6], ou même d’entendre la voix et la douce conversation de Méropé[7]. Ah ! ce que je regrette plus encore, c’est Dardanus mon fils, abandonnant sa patrie, lorsque le premier duvet fleurissait sur son menton, pour passer dans les plaines de l’Ida, pour sacrifier les prémices de sa chevelure au Simoïs phrygien, et boire les eaux étrangères du fleuve de Thymbrée[8]. De son côté, mon père Atlas dans sa vieillesse, et sous la ceinture des sept zones, courbe encore au fond de la Libye ses épaules meurtries sous le fardeau du ciel ; et cependant, après tant de maux, je nourris toujours l’espérance consolatrice de voir s’accomplir pour mes sœurs et pour moi les promesses de Jupiter ; d’échanger le séjour de la terre contre le séjour de la sphère atlantique, et de briller encore, septième étoile, au sein des astres.

« Calmez donc aussi vos chagrins. Si dans le cours de votre vie errante, dans les orages de la fortune, la Parque invincible vous a réservé jusqu’ici un fil malheureux, supportez courageusement, dans votre exil, les lois d’une indomptable nécessité ; et que l’espoir et le pressentiment de l’avenir dominent vos craintes. Puisque Io est la source primitive de votre race, puisque Libye vous a transmis le sang de Neptune, établissez-vous, comme Dardanus, sur un sol étranger ; habitez comme votre père Agénor, une ville hospitalière ; imitez aussi Danaos, le frère de votre père. Eh quoi ! un autre descendant de la divine Io, un autre rejeton célèbre, Byzas, a transporté également au loin sa maison et le nom qu’il tient de Jupiter ; n’a-t-il pas, après avoir bu les ondes des sept bouches du Nil, le fleuve né de lui-même, établi sa demeure dans une contrée voisine, là où près de la pointe du Bosphore, roulent les flots traversés par la génisse d’Inachus ? C’est là qu’il courba l’encolure inflexible d’un taureau furieux, et tous les peuples d’alentour reçurent de lui la lumière[9]. »

Ainsi disait la reine pour calmer les soucis du file d’Agénor. Cependant le père des dieux envoie le fils de Maia, messager aux ailes rapides, dans le palais d’Électre ; il veut y ménager l’union de Cadmos et d’Harmonie, vierge exilée du ciel, que Vénus avait eue en secret des amours furtifs de Mars, et qu’elle n’avait pas osé élever auprès d’elle dans la crainte

  1. Les Pléiades.— «  Les sept Pléiades, filles d’Atlas, unies aux plus illustres des dieux et des héros, devinrent les souches de la plupart des races humaines, et les mères des dieux ou des demi-dieux les plus renommés par leur mérite. Ainsi, Maïa eut de Jupiter Mercure, dont les inventions furent pour les hommes d’une grande utilité. » (Diodore de Sicile, liv. III, ch. 60.) Et. par suite de cette même tradition, Nonnos rappelle qu’Électre, autre Atlantide, fit naître l’empire des Romains, flatterie détournée que la poésie épique n’a jamais négligée, pas plus chez Virgile que chez le Tasse ou chez Voltaire.
  2. Après Astéropée ou Stérope.
  3. A près la respectable Maïa πότνια),
  4. Après la divine Céléno (θείη), toutes épithètes d’Hésiode, viennent
  5. La charriante Taygète (ἐρόεσσα), mère de Lacédémon, héros, chef de race et fondateur de ville ; puis,
  6. La divine Alcyone (δίη), mère d’Aréthuse ;
  7. Enfin Mérope, honteuse de s’être alliée à un mortel ; et Électre aux yeux noirs (κυανῶπις)
  8. hymbrée. — Thymbra est au nord du cap Sigée. Comme je me dirigeais, à pied, vers la ville de Dardanus, s’ouvrait à ma droite un vallon étroit, inculte, mais paré au printemps de la plus riche végétation. Le ruisseau qui le baigne vient se perdre dans les joncs du Simoïs ; il y a là un hameau presque désert, qui recouvre des ruines et son nom turc, Thymbreck-Déré, désigne encore le fleuve, la vallée et le temple chéris d’Apollon.
  9. Byzas.— Byzas était fils de Neptune et de Céroesse, fille de Jupiter et d’Io. De là vient la consanguinité avec Cadmus, et l’à-propos de l’exemple qu’Électre met sous les yeux de son hôte peu le déterminer à s’établir hors de son pays. Roi de Thrace, de Mégare, ou simplement chef de la flotte des Mégariens, car on varie sur le titre, Byzas n’en est pas moins incontestablement le créateur de Byzance et le prédécesseur de Constantin. Claudien les rapproche dans ses invectives contre Eutrope. Quod tertius urbis Conditor : hoc Byzas Constantinusque videbunt. (Claud., in Eutr.,l. II, v. 81) Nonnos, parmi les diverses étymologies du Bosphore, a choisi la légende fabuleuse qui veut qu’Io, poursuivie par la colère de Junon, ait traversé le détroit de Thrace, entre Byzance et Chalcédoiae, pour obéir aux oracles, et laissé son nom de Génisse, Damalis, à la pointe asiatique de Scutari. C’est là que j’ai tant et si inutilement cherché la colonne de marbre blanc qui supportait la statue de la Génisse et son inscription grecque. Je n’y ai jamais trouvé que quelques piliers d’un bois turc indiquant aux navigateurs de la Propontide le point où il faut cesser de longer la rive pour affronter les courants du Bosphore, et porter droit sur Constantinople. /small>