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Puisque j’ai parlé de Montaigne, oserois-je demander pourquoi nous n’avons pas encore une édition complette d’Étienne de la Boétie, cet autre lui que Montaigne préféroit à lui-même, et en qui la postérité moins prévenue aimeroit du moins à reconnoître le digne ami de Montaigne ? En faisant une large part aux concessions libérales de l’amitié, l’homme que Montaigne a nommé le plus grand de son siècle mérite bien quelque place dans les archives littéraires des siècles suivans. Les grands hommes complets emportent volontiers dans leur immortalité un ami mort avant le temps ; mais c’est le plus beau de leurs priviléges, et il ne faut pas le leur disputer, car nous pouvons juger par leur histoire qu’il rachète assez de douleurs.

Le style de la Boétie est bien loin de valoir celui de Montaigne, qu’aucun style n’a jamais valu. Il est roide, tendu, archaïque ; il est âpre comme cette âme naïve et libre, qui ne fléchit pas même devant la mort, parce que toutes les vertus morales se réunissent en elles à toutes les vertus civiles ; mais il est ingénu, ferme, éloquent, comme nous paroîtroit aujourd’hui la prose de Marcus Brutus et de Caton d’Utique, si nous avions conservé leurs livres, déjà regrettés des auteurs du dernier âge de Rome. Un homme de notre temps seroit appelé à se faire éditeur de la Boétie par des convenances de localités, par des sympathies de mœurs, de génie et de caractère, par une sensible analogie d’inspiration que modifie en M. Lainé la raison de l’expérience, et que relève au-dessus de toute comparaison la supériorité du talent. S’il est vrai que M. Lainé s’occupe de la Boétie, la mémoire de la Boétie n’aura rien à envier à toutes les gloires littéraires.

La question que je me suis proposée en commençant cet article, me mèneroit trop loin, si je voulois en poursuivre la solution jusque dans ses moindres détails. Elle me forceroit à citer trop de noms, à ramasser trop de preuves, à rapporter trop d’exemples, et si rien de tout cela ne manquoit à ma mémoire, l’espace manqueroit