délicieux où le chroniqueur récuse si plaisamment l’autorité des histoires, pour s’appuyer sans réserve sur celle des romans les plus diffamés par la grossièreté de leurs mensonges ; morceau exquis que Cervantes imita sans l’égaler, et qui ne seroit de personne, peut-être, s’il n’étoit de Rabelais, qui l’a repris, d’ailleurs, avec peu de changemens, dans le prologue de Pantagruel ? Au commencement du seizième siècle, il n’y avoit que lui en France qui pût écrire dans ce goût.
N’est-ce rien que cette piquante figure d’énumération qui caractérise avec une précision fantasque l’à-plomb imperturbable des menteurs de profession ? Je l’avois regardée jusqu’ici comme une invention de Rabelais, et je la trouve à toutes les pages des Chroniques. Il faudroit donc qu’il l’eût dérobée à ses prédécesseurs, et on ne faisoit guère avant Rabelais de l’esprit à la manière de Rabelais. Il n’a pas conservé, à mon grand regret, ce joli passage des guerres du géant contre les Hollandois et les Irlandois, sous le commandement du roi Artus : Guargantua en peu de temps en tua cent mille deux cents et dix justement, et vingt qui faisoyent les morts soubz les austres. Quand on connoît à fond la littérature comique de ce temps-là, quand on s’est bien pénétré de ses formes de style et de ses tournures familières, on sait, à n’en pas douter qu’il n’y avoit que Rabelais qui écrivît ainsi quand il commença d’écrire ; et si on a usé de cet artifice d’hyperbole gasconne jusqu’à le rendre fastidieux, jusqu’à en dégoûter Rabelais lui-même, ce n’étoit certainement pas avant qu’il l’eût employé ; or, on ne conteste pas que les Chroniques sont antérieures au Pantagruel.