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pide orgueil d’un crétin procure plus de jouissances que la sensibilité et le génie, et le comte de Permission pourroit bien avoir été plus heureux en amour que le citoyen de Genève. Au demeurant, il n’y a pas beaucoup à dire pour le choix. Se croire aimé des femmes, autant qu’elles peuvent aimer, ou l’être réellement, c’est presque la même chose.

Je n’ai pas eu la patience de m’informer de l’âge qu’avoit Bluet d’Arbères, quand il arriva à Paris, où il avoit été probablement précédé par une de ces réputations colossales qui font la fortune des niais et des fous, comme celle des savants et des gens d’esprit. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il étoit parvenu à sa trente-quatrième année quand il publia son premier livre. Il avoit gagné alors en bon sens trivial ce qu’il avoit perdu en illusions. D’homme du monde et de héros de roman, il s’étoit fait flatteur et mendiant. On s’arracha Bluet d’Arbères à la ville et à la cour. Les grands seigneurs se le disputèrent à l’envi des Savoyardes, et la honteuse prospérité de ce drôle me fait craindre pour son honneur qu’il n’ait pas été aussi fou qu’on le dit. Tous ces paquets de pages mortellement ennuyeuses étoient placés sous la protection d’un homme en place, ou d’une dame en crédit, qu’il affubloit de surnoms hyperboliques et de louanges à soulever le cœur, mais tout le monde en vouloit. Un génie comme le Tasse qui venoit de mourir, ou comme Milton qui alloit naître, n’a jamais trouvé une obole à Paris. Bluet d’Arbères, qui ne savoit ni lire ni écrire, « et qui n’y avoit jamais apprins » récoltoit à pleines mains. Il s’adressoit à la vanité. Ce genre d’impôts est tout aussi bien entendu qu’un autre ; il exige seulement une abnégation de dignité morale et une capitulation de caractère qui répugne aux âmes réfractaires et arriérées pour lesquelles le talent est encore une mission et un sacerdoce. Je ne sais s’il n’est pas à préférer toutefois à