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que rien ne manqueroit à sa destinée de tout ce qui peut completter l’individualité caractéristique d’un fou, sa maîtresse était aussi folle que lui, c’est-à-dire savante à lier, ce qui a fait croire, par parenthèse, aux amateurs d’allégories que cette Polia n’était autre chose que l’antiquité elle-même.

L’amant de Polia prend soin de raconter avec toute la naïveté dont il pouvoit être capable dans un style inouï qui auroit déconcerté la pénétration d’Œdipe, que sa première intention avoit été d’écrire en langue naturelle et intelligible, et je voudrois bien savoir ce que seroit la langue naturelle de frère François Columna ! mais qu’il fût détourné de ce projet par les prières de sa bien-aimée qui l’avoit engagé à couvrir leurs amours d’un voile impénétrable au vulgaire. Ils y ont tous les deux merveilleusement réussi, car l’Hypnerotomachia Poliphili (c’est le titre du livre) est restée lettres closes pour le grand Vossius comme pour nous. C’est, quant au langage, une macaronée polyglotte de mots hébreux, chaldéens, syriaques, latins et grecs, brodée sur un canevas d’italien corrompu, relevé d’archaïsmes oubliés et d’idiotismes patois qui ont mis en défaut jusqu’à l’imperturbable perspicacité de Tiraboschi. Sous ce rapport, François Columna pourroit bien être l’inventeur de l’hibride et du pédantesque, et telle qu’elle est, cette monstrueuse Babel d’une imagination en délire contient d’inappréciables trésors pour les philologues qui sauront la lire avec soin, en faisant abstraction du fond inextricable de la pensée pour ne s’attacher qu’aux formes extérieures de la parole. Je ne dis rien de ses admirables gravures monumentales et architecturales qui la recommandent bien autrement à l’attention et presque au culte des artistes.

Il est évident d’après cela que notre fou étoit au moins