Page:Nodier - Dissertations philologiques et bibliographiques.djvu/19

Cette page a été validée par deux contributeurs.

cela ne signifie pas qu’elle n’existe plus. Elle nous laisse flétrir à la poudre des quais ou pourrir à la filtration des auvents, sous l’enveloppe hygrométrique et dans le papier spongieux auquel une typographie vengeresse livre par dérision notre immortalité de trois mois ! Mais elle plie, elle bat, elle presse, elle coud, elle endosse, elle couvre, elle tranchefile, elle double, elle dore toujours. Elle est vivante, je vous en réponds ! L’ingrate ! Elle a du velours, du satin, du cuir de Russie, du maroquin du Levant, des filets, des rosaces, des coins, des bordures, des dentelles, des compartimens, des fermoirs, pour la Bible, pour Virgile, pour Horace, pour Racine, pour Molière. C’est une indignité !

Tant de magnificence, il faut nous y résigner, ne recommandera pas aux regards de l’avenir le cercueil de papier à sucre où nous ensevelissons notre génie, à moins que nous n’ayons pris la précaution dispendieuse de le faire enfermer nous-mêmes dans un opulent mausolée, pour aller étaler entre deux girandoles les reflets de ces tranches intactes sur le somno d’un grand seigneur, ou traîner sur son bureau à côté d’un encrier vierge. C’est par ce seul moyen, et c’est là seulement que nos livres pourront jouir des honneurs d’une reliûre splendide. On n’y trouvera pas les miens.

La reliûre est vivante, je le répète. Il est vrai qu’elle s’est peu ressentie, depuis quelque temps, de l’impulsion extraordinaire que le mouvement du siècle a communiquée à tous les arts, et qui les a portés à cet apogée rationnel où sont parvenus certains genres de la littérature, par exemple, comme les convenances du drame et les aménités de la critique. Plus modeste dans ses entreprises, elle n’a cherché le progrès qu’en rétrogradant vers les modèles parfaits du passé ; cette pratique ne seroit peut-être pas mauvaise à suivre ailleurs, mais je ne conseille rien.

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il s’est manifesté nouvellement dans l’esprit des nations une propension de retour effrayante pour la perfectibilité. Je ne sais plus où celle-ci nous mènera, si nous persistons à nous en aller en sens contraire, et ce seroit vraiment grand dommage, car nous étions en beau chemin. Ce qu’il y a de pis, c’est que c’est au milieu des hommes nourris de fortes études que