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mais j’en veux donner une seule preuve en passant. Les six premières éditions des Colloques d’Érasme s’étant épuisées à Paris en peu d’années, l’illustre Simon de Colines, un des excellens imprimeurs de son temps, se crut obligé de les publier de nouveau à vingt-quatre mille exemplaires ; et cette édition elle-même, enlevée en quelques jours, fut bientôt si usée à la lecture, qu’on ne la retrouve plus. Or, les Colloques d’Érasme roulent en partie sur de hautes questions de morale religieuse et politique, et ils sont écrits en latin. J’attends à un pareil succès, dans cet an de grâce des lumières et de la vérité, certains de nos philosophes qui écrivent en françois, ou qui font du moins tout ce qu’ils peuvent pour cela. Ce sera un grand évènement.

Il y eut donc alors autant de bibliothèques que de gens lettrés. Par un singulier bonheur qui a presque toujours manqué aux générations suivantes, les rois et les grands protégèrent l’art naissant qui embellissait les chefs-d’œuvre. Les libéralités d’Henri II, d’Henri III, de Diane de Poitiers, du trésorier Grollier ; du président de Thou, des d’Urfé, firent éclore des prodiges. La reliûre, inspirée du prodigieux génie de la renaissance, broda sur le maroquin des arabesques merveilleux qui font envie aux riches fresques de l’Italie ; et, ce qui paraît étrange, c’est que le nom des ingénieux artistes qui exécutoient ces beaux ouvrages ne nous est point parvenu. M. Dibdin, savant bibliographe anglois, prenant au pied de la lettre l’expression elliptique de notre admiration pour les superbes reliûres de Grollier, a confondu le sage et savant administrateur de la fortune publique avec un doreur de livres. Cette méprise ne se renouvellera plus dans notre âge d’ignorance systématique et de sotte vanité. Les relieurs signent tout ce qu’ils font, et les trésoriers n’ont plus de livres.

Quand les capacités intellectuelles passoient encore pour quelque chose, il n’y avoit si riche traitant qui ne se sentît l’envie de se frotter d’un peu d’esprit pour justifier sa fortune. Montauron donnoit de l’argent à Corneille, La Popelinière donnoit des filles à Marmontel, Mme Geoffrin donnoit des culottes à d’Alembert. Tout ce monde-là faisoit relier des livres, sauf à ne les lire jamais. Depuis que