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vasto, que ces verso impollus, ou tout au plus estampillés dans leur centre d’une épigraphe monosyllabique, que ces marges splendides qui débordent de toutes parts une justification écourtée, soient une concession aux goûts du luxe ou aux commodités du travail. Cela étoit bon du temps où les savants pouvoient écrire une scholie instructive à côté d’un texte difficile ou corrompu, pour l’éclaircir ou le corriger, utile et précieuse broderie qui augmentoit la valeur d’un livre supérieurement imprimé de celle d’un bon manuscrit. Maintenant la plume élégante et déliée de Scaliger, de Guyet, de La Monnoye ou de Racine, ne déposeroit pas l’encre sur le prétendu papier de la plupart de nos fabriques, sans le contaminer d’une tache ineffaçable. Ce qui détermine cette apparente prodigalité du bibliopole, c’est le besoin de tomer, et de vous vendre au tarif exorbitant de l’in-octavo quelques pages élastiques, disloquées, comme les victimes de Procuste.

Ainsi s’accomplit en moins de quatre cents ans le cercle mystérieux dans lequel le premier des arts de la civilisation devoit fournir ses destinées, car ce qui en reste à la génération actuelle n’est plus que le patrimoine de quelques honorables familles qui emporteront le secret de Gutenberg avec elles, et déjà la typographie n’offre guères plus de moyens de conservation que l’écriture aux ouvrages de l’esprit. On peut du moins affirmer qu’il sort à peine un volume sur cent des presses contemporaines qui puisse atteindre matériellement et en nature à une durée d’un quart de siècle. Il suffit, pour s’en convaincre, de jeter les yeux sur un roman à la mode qui a subi l’unique épreuve d’une lecture, et auquel il ne manque plus que peu de jours d’exposition à une température humide, ou peu de mois à subir la négligence oublieuse du propriétaire, pour passer du pupître ou du somno dans la hotte du chiffonnier. Je suis fâché d’être contraint à le dire ; mais ce court espace de temps est pour nous tous tant que nous sommes d’ouvriers de la parole, la mesure extrême d’un bail de gloire littéraire.