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Labrousse ne seroient jamais arrivés à saisir cette nuance délicate, presque imperceptible peut-être à des esprits plus exercés, et qui m’échappoit quelquefois à moi-même. Ils n’attribuoient ma timidité qu’à la juste réserve que m’imposoient la médiocrité de mon patrimoine et le mauvais succès de mes prétentions auprès des protecteurs qu’on m’avoit promis. Ils prirent donc sur eux la démarche des avances avec une candeur et une générosité dont les exemples sont devenus de plus en plus rares tous les jours, depuis que la maison de l’homme civilisé a remplacé la tente du patriarche. Il me sembla que je devenois fou. Ma surprise, mon ivresse, le désordre que la seule apparence d’un bonheur si peu attendu jeta dans mes idées ne purent se manifester que par des larmes. Leurs larmes se mêlèrent aux miennes. Ils étoient si heureux de ma joie !

Enfin le moment arriva où cette communication, changée en formalité sérieuse, devoit avoir lieu devant Angélique elle-même. Je tremblois ; mon cœur battoit à coups précipités dans ma poitrine, comme s’il avoit tenté de l’élargir ou de la briser ; j’aurois voulu n’être pas là ; j’aurois voulu qu’une visite ou un événement imprévu remit la conférence à une autre fois ; je n’osois tourner mes yeux sur Angélique, parce que je savois qu’un de ses regards alloit m’apprendre mon sort ; je m’y décidai pourtant. Elle étoit plus pâle encore que de coutume. Elle paroissoit plongée dans une profonde méditation, depuis que les intentions de sa famille s’expliquoient à son esprit.

Tout à coup elle passa ses doigts sur son front… — Ne me parlez pas de cela, dit-elle d’une voix assurée… — Puis elle se pencha vers moi, et saisissant ma main qui tremblait dans la sienne : — J’aime Jacques, reprit Angélique, et si je sais ce que c’est qu’aimer, je l’aime autant qu’on puisse aimer. Jamais je n’aurois fait un autre choix… si j’avois eu un choix à faire !… Mais je