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aux moindres caprices, aux plus vaines fantaisies, et assortissant, tant bien que mal, tous les personnages, tous les tableaux qui se présentoient à ma vue, au cadre de ma lanterne magique. Cependant cette disposition d’esprit n’avoit pas tellement isolé ma jeune imagination du monde vrai, que je n’y vécusse encore par quelques vives sympathies ; mais on conçoit facilement que ces prédilections d’instinct dévoient se rattacher, avec une complaisance toute particulière, aux objets familiers de mes goûts et de mes lectures. Ainsi, rien de ce qui entre dans la combinaison monotone des événements de notre vie ordinaire n’avoit le privilége de m’intéresser. Je ne croyais pas qu’un homme eût essentiellement vécu quand il n’avoit cherché ou subi, dans une longue carrière, d’autres vicissitudes de fortune que celles qu’amènent pour tous les chances peu variées de notre destination commune. Il falloit, pour me remuer puissamment, des gloires hasardeuses et aventurières ; et plus leur point de départ étoit inconnu, et plus l’ascendant qu’elles avoient acquis sur le monde étoit téméraire et inopiné, plus elles m’entraînoient irrésistiblement dans leur parti. Je ne connoissois des passions que leurs mouvements et leurs résultats, mais c’étoit dans ce jeu véhément des sentiments exaltés que je faisois consister toutes les réalités d’une existence digne d’envie.

La vue des femmes ne me faisoit encore éprouver qu’une émotion extrêmement vague, qui n’étoit pas sans quelque douceur ; mais si un événement romanesque relevoit le fond vulgaire de leur histoire ; si leur nom se trouvoit mêlé à des aventures touchantes ou à de grandes catastrophes ; si le hasard avoit imprimé à leur vie le sceau d’une fatalité tragique, cette émotion indécise passoit jusqu’à la frénésie. Pardonnez-moi ces longs préliminaires. Ils ne sont pas inutiles à l’intelligence du reste de mon récit ; et il ne falloit rien moins pour vous faire comprendre comment il étoit advenu qu’à