Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/284

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Théodore ne s’étoit retranché de sa vie sous cette impertinente négative des incrédules qui est la science des sots ; mais le cher homme avoit poussé trop loin dans les livres la vaine étude de la lettre, pour prendre le temps de s’attacher l’esprit. En plein état de santé une doctrine lui auroit donné la fièvre, et un dogme le tétanos. Il auroit baissé pavillon en morale théologique devant un saint-simonien. Il se retourna vers la muraille.

Au long temps qu’il passa sans parler, nous l’aurions cru mort, si, en me rapprochant de lui, je ne l’avois entendu sourdement murmurer : « Un tiers de ligne ! Dieu de justice et de bonté ! mais où me rendrez-vous ce tiers de ligne, et jusqu’à quel point votre omnipotence peut-elle réparer la bévue irréparable de ce relieur ? »

Un bibliophile de ses amis arriva un instant après. On lui dit que Théodore étoit agonisant, qu’il déliroit au point de croire que l’abbé le Mascrier avoit fait la troisième partie du monde, et que depuis un quart d’heure il avoit perdu la parole.

— Je vais m’en assurer, répliqua l’amateur.

— À quelle faute de pagination reconnoît-on la bonne édition du César elzévir de 1635 ? demanda-t-il à Théodore.

— 153 pour 149.

— Très bien. Et du Térence de la même année ?

— 108 pour 104.

— Diable ! dis-je, les Elzévirs jouoient de malheur cette année-là sur le chiffre. Ils ont bien fait de ne pas la prendre pour imprimer leurs logarithmes !

— À merveille ! continua l’ami de Théodore. Si j’avois voulu écouter ces gens-ci, je t’aurois cru à un doigt de la mort.

— À un tiers de ligne, répondit Théodore, dont la voix s’éteignoit par degrés.