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plus. Cela est, difficile et admirable. Mais la poésie des choses, où est-elle maintenant sur la terre ? où sont les anges d’Isaac et de Tobie, les tentes de Booz et les lavoirs de Naucicaa ? je ne vous en dirai pas de nouvelles.

Ce grand voyageur épique de l’antiquité, dont j’aime tant les récits, seroit bien surpris aujourd’hui s’il avoit à recommencer sa fable immortelle ! On lui apprendroit que sa Circé n’est tout au plus que la Narina de Levaillant, ou l’Obérea de Bougainville. Ses syrènes, ce sont des phoques ou des veaux marins ; Carybde et Scylla, des roches ; Polyphème, un Patagon borgne et anthropophage. Heureuse influence des découvertes et des progrès ! ne redemandez pas ce sublime conteur aux siècles pour lesquels il étoit fait, et qui l’ont cependant méconnu. Vous seriez encore plus ingrats et plus injustes qu’eux ; vous ne lui donneriez pas l’aumône[1].

Un de mes amis s’écrioit dernièrement à ce propos, dans une boutade assez gaie :

Mais ces trésors de goût, d’amour, de poésie,
Qui les remplacera ? — l’idiosyncrasie.

Hélas ! oui ; sous la baroque influence qui a fait de la rose un phanérogame, et du papillon un lépidoptère, il ne faut rien attendre de mieux de notre civilisation anthropomorphe. J’en suis aussi fâché que vous.

C’est pour cela que j’ai juré de ne plus lire d’ouvrages marqués au sceau du savoir et de l’esprit, et on ne sauroit croire combien il est difficile d’en trouver qui n’aient pas ce cachet fatal, depuis que l’enseignement mutuel et la méthode Jacotot ont mis la littérature transcendante à la portée de toutes les intelligences. Oh ! si j’avois été M. de Montyon, avec toutes les agréables conditions

  1. On trouve ces mêmes pensées, développées d’une façon toute différente et très-élevée, dans le premier article sur Grainville, au tome I des « Souvenirs, épisodes et portraits de la Révolution. » (Note de l’Éditeur.)