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somnambulisme ne me fassent chercher l’endroit où je l’ai laissée, quand le démon qui me tourmente ne me livre pas son cadavre ! Juge maintenant si tu peux coucher près de moi, près d’un vampire !…

Il seroit plus cruel encore pour moi que pour le lecteur d’arrêter son attention sur ce récit. Ce que je puis faire, c’est d’attester sur l’honneur que tout ce qu’il a d’essentiel est exactement vrai ; qu’il n’y a pas même ici cette broderie du prosateur, qui accroît les dimensions de l’idée en la couvrant de paroles, et que, si j’y ai modifié quelque chose, ce n’est pas ce qui contrarie une vaine hypothèse, abandonnée, comme elle le mérite, aux amateurs d’hypothèses, mais ce qui en aggraveroit l’affreuse réalité par des détails que la plume ne peut écrire.

Cinq ans plus tard, j’abordois aux frontières des Morlaques, avec un ardent désir de connoître ce peuple si curieux et si spécial, que ma destinée, toujours opposée, ne m’a pas permis de voir comme je l’aurois voulu. Je n’avois jamais raconté mon anecdote, parce que je la regardois comme une anomalie effrayante, et peut-être unique, dans la bizarre histoire de l’intelligence humaine. Quand j’eus passé les frontières de la Croatie, je m’étonnai d’apprendre que cette prétendue anomalie étoit, sur toute la face d’une grande province, une maladie endémique.

Il n’y a guère de hameaux des Morlaques où l’on ne compte plusieurs vukodlacks, et il y en a certains où le vukodlack se retrouve dans presque toutes les familles, comme le saint ou le crétin des vallées alpines. Ici, la maladie n’est pas compliquée par une infirmité dégradante qui altère le principe même de la raison dans ses facultés les plus vulgaires. Le vukodlack éveillé subit toute l’horreur de sa perception ; il la redoute et la déleste, comme mon peintre italien ; il se débat contre elle avec fureur ; il recourt, pour s’y soustraire, aux