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Sa perception s’obscurcit en s’étendant, comme la nôtre s’éclaircit. — Qui sondera jamais, grand Dieu ! ces mystères impénétrables de l’âme, dont la profondeur donne le vertige à la raison la plus assurée ?

Il y a vingt-quatre ans que je voyageois en Bavière avec un jeune peintre italien dont j’avois fait, la rencontre à Munich. Sa société convenoit à mon caractère et à mon imagination de ce temps-là, parce qu’il se trouvait une douloureuse conformité entre nos sentiments et nos infortunes. Il avoit perdu quelque temps auparavant une femme qu’il aimoit, et les circonstances de cet événement, qu’il m’a souvent racontées, étoient de nature à lui laisser une impression ineffaçable. Cette jeune fille qui s’étoit obstinée à le suivre dans les misères d’une cruelle proscription, et à lui déguiser l’altération de ses forces, finit par céder, dans une des haltes de leurs nuits vagabondes, à l’excès d’une fatigue parvenue à ce point où elle n’aspire qu’au repos de la mort. Le pain leur manquoit depuis deux jours, quand ils découvrirent un trou de roche où se cacher. Elle se jeta sur son cœur quand ils furent assis, et il sembla qu’elle lui disoit : « Mange-moi si tu as faim. » — Mais il avoit perdu connoissance ; et quand il lui revint assez de forces pour la presser dans ses bras, il trouva qu’elle étoit morte. Alors il se leva, la chargea sur ses épaules, et la porta jusqu’au cimetière du premier village, où il lui creusa une fosse qu’il couvrit de terre et d’herbes, et sur laquelle il planta une croix composée de son bâton, qu’il avoit traversé de son épée. Après cela, il ne fut pas difficile à prendre, car il ne bougeoit plus. — Quelqu’un de ces événements si communs alors lui rendit la liberté : le bonheur, c’étoit fini.

Mon compagnon de voyage, qui ne conservoit à vingt-deux ans que les linéaments d’une belle et noble figure, étoit d’une extrême maigreur, peut-être parce qu’il mangeoit à peine pour se soutenir. Il étoit pâle, et, sous