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de plus digne d’intérêt ; un visionnaire de bonne foi, un maniaque inoffensif, un pauvre fou qui est plaint autant qu’il méritoit d’être aimé. Sorti d’une famille honorable, mais peu aisée, de braves artisans, il en étoit l’espérance et il promettoit beaucoup. La première année d’une petite magistrature que j’ai exercée ici étoit la dernière de ses études ; il fatigua mon bras à le couronner, et la variété de ses succès ajoutoit à leur valeur, car on aurait dit qu’il lui en coûtoit peu de s’ouvrir toutes les portes de l’intelligence humaine. La salle faillit crouler sous le bruit des applaudissements, quand il vint recevoir enfin un prix sans lequel tous les autres ne sont rien, celui de la bonne conduite et des vertus d’une jeunesse exemplaire. Il n’y avoit pas un père qui n’eût été fier de le compter parmi ses enfants, pas un riche, à ce qu’il sembloit, qui ne se fût réjoui de le nommer son gendre. Je ne parle pas des jeunes filles, que dévoient occuper tout naturellement sa beauté, d’ange et son heureux âge de dix-huit à vingt ans. Ce fut là ce qui le perdit ; non que sa modestie se laissât tromper aux séductions d’un triomphe, mais par les justes résultats de l’impression qu’il avoit produite. Vous avez entendu parler de la belle madame de Sainte-A… Elle étoit alors en Franche-Comté, où sa famille a laissé tant de souvenirs et où ses sœurs se sont fixées. Elle y cherchoit un précepteur pour son fils, tout au plus âgé de douze ans, et la gloire qui venoit de s’attacher à l’humble nom de Jean-François détermina son choix en sa faveur. C’étoit, il y a quatre ou cinq ans, le commencement d’une carrière honorable pour un jeune homme qui avoit profité de ses études, et que n’égaroient pas de folles ambitions. Par malheur (mais à partir de là, je ne vous dirai plus rien que sur la foi de quelques renseignements imparfaits), la belle dame qui avoit ainsi récompensé le jeune talent de Jean-François étoit mère aussi d’une fille, et cette fille étoit charmante. Jean-FYançois ne put la voir