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désespoir et de rage, homme stupide et détestable, car ce talisman dont tu t’es si indignement emparé vient de perdre toute sa vertu en tombant dans tes mains profanes. Il ne te révèle pas même, à l’instant où je parle, l’endroit mystérieux où j’ai caché mes plus précieuses richesses. »

En effet, le talisman étoit devenu muet, et le grand visir le savoit déjà. Cette idée l’avoit frappé du coup de mort ; on l’emporta évanoui, et l’on me traîna en prison.

Peu de temps après, le visir mourut, au milieu de ses sacs d’or, du regret de n’en pouvoir augmenter le nombre. Le calife s’empara de son héritage et de mes trésors les plus cachés, et il dévora en voluptés passagères ces vains restes de ma fortune, qui ne servirent qu’à l’amollissement et à la corruption de sa cour. Le peuple même énerva son courage dans les délices de ses fêtes. L’ennemi profita de ces jours d’ivresse et de délire pour planter ses tentes au milieu du vieux royaume d’Abou-Giafar ; et avant le joyeux anniversaire du couronnement où je devois être pendu, l’empire entier avoit péri, parce qu’il s’y étoit trouvé un homme trop riche. Tels furent les effets réels du talisman que le génie de la montagne de Caf m’avoit donné pour la ruine d’une nation et peut-être pour le malheur du monde.

Les gouvernements qui succédèrent à celui de ce voleur couronné s’emparèrent tour à tour de la direction des affaires au nom de la justice et de l’humanité, car il paroît décidément que c’est un des meilleurs moyens possibles de tromper les hommes. L’insigne persécution dont j’étois victime fut la seule oubliée, parce que la splendeur de mon ancien état m’avoit fait autant de rivaux qu’il y avoit de riches, et autant d’ennemis qu’il y avoit de pauvres, et qu’il n’étoit d’ailleurs personne à Bagdad qui, par violence ou par adresse, n’eût tiré à soi quelque bonne part de mes dépouilles. Les cachots ne me furent ouverts qu’au bout de trente ans par une