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sombre, et que le temps se disposoit à l’orage, la rue d’Anvers, qui est d’ailleurs peu fréquentée, paroissoit tout à fait déserte, à un seul homme près. C’étoit Jean-François assis, sans mouvement et les yeux au ciel, comme d’habitude. On n’avoit pas encore retiré son escabeau. Je m’approchai doucement pour ne pas le distraire ; et, me penchant vers son oreille, quand il me sembla qu’il m’avoit entendu : — Comme te voilà seul ! lui dis-je sans y penser ; car je ne l’abordois ordinairement qu’au nom de l’aoriste ou du logarithme, de l’hypoténuse ou du trope, et de quelques autres difficultés pareilles de ma double étude. Et puis, je me mordis les lèvres en pensant que cette réflexion niaise, qui le faisoit retomber de l’empyrée sur la terre, le rendoit à son fatras accoutumé, que je n’entendois jamais sans un violent serrement de cœur.

— Seul ! me répondit Jean-François en me saisissant par le bras. Il n’y a que l’insensé qui soit seul, et il n’y a que l’aveugle qui ne voie pas, et il n’y a que le paralytique dont les jambes défaillantes ne puissent pas s’appuyer et s’affermir sur le sol…

Nous y voilà, dis-je en moi-même, pendant qu’il continuoit à parler en phrases obscures, que je voudrois bien me rappeler, parce qu’elles avoient peut-être plus de sens que je ne l’imaginois alors. Le pauvre Jean-François est parti, mais je l’arrêterai bien. Je connois la baguette qui le tire de ses enchantements.

— Il est possible, en effet, m’écriai-je, que les planètes soient habitées, comme l’a pensé M. de Fontenelle, et que tu entretiennes un secret commerce avec leurs habitants, comme M. le comte de Gabalis. Je m’interrompis avec fierté après avoir déployé une si magnifique érudition.

Jean-François sourit, me regarda de son doux regard, et me dit : — Sais-tu ce que c’est qu’une planète ?

— Je suppose que c’est un monde qui ressemble plus ou moins au nôtre.