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(Au même instant, je fis un mouvement pour m’asseoir auprès de lui, mais il s’élança vivement à la place vide.)

— Pas ici, monsieur, pas ici !… c’est la place d’Eulalie, et personne ne l’a occupée depuis son départ.

— Eulalie ? repris-je en m’asseyant à la place qu’il venoit de quitter ; parlez-moi de cette Eulalie et de vous. Votre histoire m’intéresse.

Gervais continua :

— Je vous ai dit, monsieur, que ma vie n’avoit pas manqué de quelque douceur, car le ciel a placé une douce compensation à l’infortune dans la pitié des bonnes âmes.

Je jouissois de cette heureuse ignorance des maux, quand la présence d’un nouvel hôte au village des Bois vint occuper toutes les conversations de la vallée. On ne le connoissoit que sous le nom de M. Robert, mais c’étoit, suivant l’opinion générale, un grand seigneur étranger que des pertes irréparables et de profondes douleurs avoient décidé à cacher ses dernières années dans une solitude ignorée de tous les hommes. Il avoit perdu bien loin, disoit-on, une épouse qui faisoit presque tout son bonheur, puisqu’il ne lui restoit de leur union qu’un sujet d’éternel chagrin, une fille aveugle-née. On vantoit cependant, à l’égal des vertus de son père l’esprit, la bonté, les grâces d’Eulalie. Mes yeux n’ont pu juger de sa beauté ; mais quelle perfection auroit ajouté en moi au charme de son souvenir ? je la revois dans mon esprit plus charmante que ma mère !

— Elle est morte ? m’écriai-je.

— Morte ? reprit-il d’un accent où se confondoient l’expression de la terreur et celle de je ne sais quelle inconcevable joie. — Morte ? qui vous l’a dit ?

— Pardonnez, Gervais, je ne la connois point : je cherchois à m’expliquer le motif de votre séparation.