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LE LIVRE DE MA VIE

épanchant leurs lourdes branches, prairies poétiques où se fussent parfaitement unis ou querellés les bien-disants animaux, dotés de tous les travers humains, des fables de La Fontaine. Le jour, une lumière généreuse et, le soir, l’éclairage d’un lustre délié aux vives lueurs illuminaient les étagères incurvées, tendues, semblait-il, de cuir et de maroquin, qui contenaient en leurs feuillets la somme et le pouvoir des siècles.

Dans cette pièce séduisante, la curiosité de mon extrême jeunesse, souvent languissante et paresseuse, trouvait à se satisfaire. Juchée sur une confortable échelle, je faisais le choix de mes lectures ; bien souvent, je pris un des volumes de l’œuvre de Voltaire, recouvert d’un cuir lisse, jaspé comme la peau du léopard, aux tranches d’un bleu de turquoise fanée. Le recueil initial présentait, gravé sur une première page grenue et brunie par le temps, un buste de Voltaire, agrémenté d’une vignette allégorique que soulignait cette phrase inspirée par le sentiment de l’adoration : « Il arracha au monde le bandeau de l’erreur ! » Pourquoi ces hommages nous surprendraient-ils ? Le même encens monte de notre esprit vers ce savant et poétique Voltaire, qui sut évoquer Newton avec le ravissement et l’épouvante qu’inspire la déesse masquée des mathématiques et des astres, et dont la vive habileté ressuscite Saâdi dans un jardin de roses, enivré par le son des guitares persanes.