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LE LIVRE DE MA VIE

fût à jamais fleurie du désir et des pervenches de Rousseau. En tous les paysages des verdoyantes et liquides Savoies, Jean-Jacques Rousseau occupait l’imagination ; ainsi le faisait Voltaire à Ferney. Sa statue au centre de la place villageoise paraissait représenter un patriarche champêtre, bénissant sa descendance bucolique et s’unissant encore à elle par l’image souriante, sur une rive secrète et idyllique.

C’est, en effet, parmi un petit peuple d’enfants jouant autour d’une fontaine que, jeune fille, j’attachai mes yeux pour la première fois sur cet aïeul immobile, dont le génie avait remué la pensée du monde. Plus tard, j’allai souvent en pèlerinage à la demeure de Voltaire ; ce Voltaire au visage dilaté sarcastique et bénin, que les doigts du destin modelèrent dans la finesse, le rire créateur, triomphant et charitable ; ce Voltaire universel qui frappa le siècle de son nom, en fit une monnaie ayant cours à travers les contrées et les âges, enrichissant à jamais tout esprit, permettant qu’aucun ne fût démuni.

Assise dans la claire chambre de Ferney où sont conservés les habits évocateurs, je reconstruisais le corps du philosophe infatigable bien que malingre, égrotant et gémissant ; je le voyais parcourant en chaise de poste de lointains pays qu’il éblouissait par sa science multiple et jubilante. Je me représentais, grâce a l’exhibition des