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LE LIVRE DE MA VIE

dans l’ombre géante et fraîche de Kléber. Ils sont, ces pieds inouïs, dessinés, effacés, immortels, sur tous les chemins du globe. Ils sont sur cette route gelée de la Bérézina, où les grenadiers, glacés eux-mêmes, pleuraient de les voir passer, traînant le fardeau du corps accablé, qui, pour la première fois, s’appuyait sur un bâton. Dans le parc de la Malmaison, mon rêve attentif ne voyait qu’un sol sans mémoire.

Mêlée aux curieux de ce jour d’été, je visitai donc le château et me trouvai dans la salle où sont exposés les vêtements de cette époque subite, cahotée, fabuleuse, où l’aigle et l’abeille emplirent l’espace, vinrent s’abattre sur les tentures et les tapis, se glissèrent aussi dans les cols, les corsages, les manches, les poignets. Cet étalage pompeux et bien ordonné, qu’était-il ? Une sorte de magasin de satin et de broderies fanées qui essaie en vain de retenir l’ombre du génie par un pan de sa robe de pourpre. « Défroques augustes et sensibles au cœur, me disais-je en regardant les brodequins couleur de réséda de la reine Hortense, un bonnet en linon du roi de Rome, mais défroques quand même ! » Attristée, jetée hors du précis et de tout centre, je me penchai sur des vitrines habilement disposées devant les fenêtres et qui offraient à la brutale clarté du jour leurs reliques de lingerie affinée et ambrée par les ans. Alors, mon regard fut attiré par un large mouchoir de