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LE LIVRE DE MA VIE

peau, métrage infini d’un ruban dévidé au bord de la manchette de l’artiste, mouchoir mis en pièces, escamoté et soudain rendu réparé à son possesseur penaud mais content. La séance de miracles terminée, j’allais aborder dans mon lit un sommeil enchanté, lorsque la cruelle gouvernante me dit ces simples mots : « Moi, j’étais mal placée dans le salon de vos parents, je n’ai rien vu. Mon désespoir d’avoir entendu cette phrase fut tel et telle était ma certitude que notre gouvernante avait enduré une inguérissable déception en étant privée de la vision du prestidigitateur, que je puis attacher à ce soir déchirant la naissance du sentiment qui a toujours troublé ma vie et que j’ai si souvent exprimé par ces mots : « J’ai désiré de mourir pour cesser d’avoir pitié. »

Un chagrin aussi véhément, mais celui-là profitable, car il est bon que la compassion entre en nous non seulement par des chemins aisés et délicats, mais aussi par des entailles et blessures, me fut encore procuré par elle au cours d’une promenade aux abords du village d’Amphion. Le chemin large et bombé s’allongeait entre le lac de cristal et les vergers des collines. Il était jonché, ce jour-là, de courtes branches jetées à terre par le vent et de vertes noix dont l’odeur de brou, alerte et astringente, marquait pour moi le charme du rugueux octobre. La sévère créature qui nous accompagnait affirma, sans raison et sans preuve,