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LE LIVRE DE MA VIE

pour tâche honorable la nécessité de vaincre et de triompher sans miséricorde. Nous nous disputâmes, absurdement, âprement, sur le sujet le plus futile. Ma sœur était justement connue pour robuste, entêtée, garçonnière, alors que j’étais une adolescente délicate, dont se préoccupaient les médecins ; elle s’élança sur moi. Les arguments ayant fait place à la violence, nous nous taisions et nous nous malmenions toutes deux. Attaquée à tort, je me défendis, et, incroyablement méchantes pour un instant, nous représentions, l’une contre l’autre, deux forces acharnées et haineuses. C’est alors que j’entendis ma sœur, dont j’avais jusqu’alors, en de regrettables combats, été la victime meurtrie, suffoquer tout à coup, chanceler et dire d’une voix altérée, dont l’accent faible et sans défense me transperça le cœur : « Je suis fatiguée… »

Je sentis une pitié indicible et un remords épouvanté m’envahir. Je contemplai avec hébétude, avec un sentiment de lassitude indéfinissable qui implore l’infini, le visage subitement aminci de ma sœur vigoureuse, de ma sœur que j’avais, depuis les premières années de notre vie commune, aimée en la redoutant, en n’espérant pas conquérir son cœur secret, volontaire et distant. Si l’existence m’avait été arrachée en cet instant-là, j’eusse connu un bienheureux sommeil : l’enlisement dans ces neiges ou ces sables